Le risque, une affaire de goût !

« Je donne toujours la préférence à la clarté sur la complexité et le risque », avait déclaré Tigran Petrossian, 9e champion du Monde.
Ce n'était pas l'opinion de Tal, le "Magicien de Riga", que l'on voit ici paré de la couronne mondiale, en 1960.

L'Arménien Tigran Petrossian (1929-1984) était considéré comme l'un des joueurs les plus solides de l'histoire. Entre une ligne complexe et peut-être décisive, et une autre procurant un avantage clair et durable, cet inflexible champion formé à la dure Ecole soviétique choisissait invariablement la variante la plus sûre.

Pourquoi faire l'économie d'un gain technique ? A fortiori, pourquoi s'engager dans les complications, et risquer d'offrir des chances de contre-jeu à l'adversaire, alors qu'on peut vaincre en confortant méthodiquement un micro avantage ?

Le risque selon Tal

Son illustre prédécesseur Misha Tal (1936 - 1992) était un puriste d'une autre trempe. Plus qu'aucun autre, il avait le goût du risque. Quelle était la motivation du Magicien de Riga ?

Voici la réponse de Tal : « Nombreux sont les joueurs qui maîtrisent la table de multiplication des échecs et même ses tables de logarithmes. Voilà pourquoi on devrait, de temps à autre, chercher à prouver que deux fois deux peuvent aussi faire cinq ! »

Ce champion était imprévisible. Il était craint par ses adversaires à cause de ses sacrifices. Sa sensibilité au combat échiquéen (soit son âme de champion) le poussait irrésistiblement à prendre des risques. Tal ignorait la peur. Sa confiance était inébranlable. Ses talents de stratège et de tacticien hors pair lui ont permis de s'inscrire dans la lignée des attaquants les plus prodigieux de l'histoire.

La nature profonde du combat

Tal avait adopté la devise du grand Rudolf Spielmann (1883-1942). Ce génie de l'attaque avait constaté : « Nous ne pouvons pas résister au pouvoir véhément du sacrifice, car l'enthousiasme pour le sacrifice est dans la nature de l'homme ». Prendre des risques reviendrait donc à laisser s'épanouir sa nature profonde. Encore faut-il avoir l'âme d'un combattant !?

On le sait : Pour vaincre, il faut prendre le risque d'être contré, et donc de perdre !

Mais les bases de données se sont vulgarisées à tous les niveaux et la préparation dans les ouvertures a atteint des profondeurs extrêmes. Si l'on veut gagner, il faut rompre l'équilibre de la position. C'est un choix à double tranchant, car on doit assumer le risque de s'être trompé dans ses calculs, et donc de perdre.

C'est ce qu'a encore confirmé Veselin Topalov, après son sacre mondial à San Luis, en 2005 : « Je n'ai pas peur, et je ne suis pas préoccupé par le fait de perdre une partie. Ce serait de la frilosité. Mon style est agressif et souvent, je risque plus que le nécessaire ». Etant donné que ce sont souvent les adversaires de Topalov qui craquent en premier, on peut considérer qu'une prise de risque a un impact psychologique important. Les coups les plus inattendus déstabilisent en profondeur. Et déjà, parce qu'on invite son adversaire à combattre en terrain inconnu.

Leko, Brissago 2004 : échec au risque !

Certains joueurs refusent d'assumer un risque. Leur style est souvent empreint de classicisme. C'est pourquoi certains champions se distinguent par leur nombre élevé de nulles rapides. Entre deux maux, il préfère le moindre : jouer un coup tranquille et proposer nulle, plutôt que prendre le risque de perdre en s'engageant dans une variante aiguë ou une finale complexe. Un joueur du calibre de Peter Leko fut confronté à ce cruel dilemme lors de son match mondial face à Kramnik, à Brissago, en 2004.

Voici la position critique de cette 12e partie, dont l'enjeu était déjà décisif pour le titre. Le Challenger hongrois mène alors le match d'un point. Il ne reste que deux rondes à disputer. Au vu de ses impressionnantes qualités de défenseur, un deuxième gain lui offre quasiment la victoire finale. Leko a un avantage clair. Et même si son Roi est exposé, il ne risque quasiment rien à continuer la partie, d'autant plus si les Dames disparaissent de l'échiquier...

34...♕g6

En jouant ce coup, Leko force logiquement l'échange des Dames (soit par l'immédiat 35.♕xg6 fxg6, soit après 35.♔c1 ♕xe4 36.♖xe4), ce qui laisse les Noirs avec un pion de plus et un avantage sans doute suffisant pour conclure en finale. En outre, dans cette position ouverte : le Fou noir domine le Cavalier adverse. Quant à Kramnik, sans sa Dame, il ne peut rien espérer de mieux que la nulle, à moins d'une erreur grossière des Noirs. Et c'est alors que survint le choc de ce championnat, car Leko proposa nulle après avoir joué son coup : 0,5-0,5

Pourquoi le Challenger a-t-il refusé de continuer ? Avait-il bien évalué le risque ?

Leko doutait-il de son jeu en finale ? Ses nerfs ont-ils craqué ou cette proposition était-elle inscrite dans ce que l'on pourrait appeler son caractère profond, voire dans l'influence de son environnement ?

Cette finale n'était pas claire à 100%. Toutefois, son instinct de Super GMI avait dû lui dicter que ses chances de victoire étaient clairement supérieures. Mais Leko ne l'écouta pas. Le Challenger refusa d'assumer le risque de perdre. Il perdit l'emprise psychologique sur le match et vit des chances de remporter le titre mondial s'envoler à la dernière ronde.

En conclusion : on ne peut prendre des risques que si l'on est en confiance (paramètre clé du psychisme) et au meilleur de sa forme (paramètre clé du physique).

Définition du risque

Un risque est un danger éventuel, qui est néanmoins prévisible. Prendre un risque, c'est donc s'exposer volontairement à un danger, dans l'espoir d'en tirer un avantage.


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