Aron Nimzowitsch (1/2)

Le 16 mars 1935 s'éteignait une des personnalités les plus controversées de l'histoire des échecs. Alors qu'il a huit ans, pour le récompenser d'un succès scolaire, son père lui montre l'« immortelle » d'Anderssen : « non seulement je la compris, mais j'en tombai sur-le-champ passionnément amoureux ».

A la fin du 19e siècle, Riga est la capitale du gouvernement de Livonie, le deuxième port de l'Empire russe sur la Baltique et a, derrière elle, une longue tradition commerciale héritée de la Hanse; la moitié de la population est d'origine luthérienne et prussienne. Le principal cercle de la ville s'appelle: « Schachverein » et le journal « Rigaer Tageeblatt » ...

LA STATUE DU COMMANDEUR

C'est là que naît Aron Isaïevitch Nimzowitsch, le 7 novembre 1886. Comme son nom l'indique la famille est d'ascendance germanique (comparer au littérateur et patriote polonais, ami de Chopin, Julien Niemcewicz, né en Lithuanie). Son père tenait profession de marchand en gros.

Nous savons très peu de choses sur l'enfance du jeune Aron; il nous a cependant laissé une courte autobiographie intitulée : « Comment je devins grand-maître » et publiée à Leningrad en 1929. Si on lit bien entre les lignes, le père était un homme strict, respecté et redouté, très probablement orthodoxe quant à ses convictions, aimant la discussion et les raisonnements scolastiques mais, finalement dogmatique et rigide. Nimzo n'écrit-il pas : « ma première rencontre (il y a huit ans) avec les principes (c'est moi qui souligne) des Echecs eut lieu sous le signe de la solennité ». Nous ne savons rien de sa mère. Cependant, dans ce même texte, nous trouvons une apologie tout à fait inattendue de la part d'un homme qui plus tard fut misanthrope et misogyne : « Dans les cercles petits-bourgeois d'Europe Centrale, il est largement admis que les femmes ne doivent jamais être assises les bras croisés; par conséquent elles cousent ou brodent, même en visite. L'affaire est claire: une telle vue est une manifestation évidente de l'attitude maître et esclave à l'égard de la femme, attitude qui n'a pas complètement disparue ». Et un peu plus loin: « Etudier des principes est ennuyeux; aussi en aucun cas (aussi bien en ce qui concerne les échecs que la musique) personne ne devrait imposer ces principes à un enfant mais attendre qu'il soit plus âgé ».

Quels sont les dons du tout jeune Aron ? II nous donne lui-même la réponse : avant tout la combinaison, comme chez tous les romantiques, plus tacticiens que stratèges. Alors qu'il a huit ans, pour le récompenser d'un succès scolaire, son père lui montre l' « immortelle » d'Anderssen : « non seulement je la compris, mais j'en tombai sur-le-champ passionnément amoureux ». Le « Rigaer Tageblatt » publie sa première partie (il n'a pas neuf ans...) et il commence à se rendre compte que ce que son père lui a appris est complètement faux: les combinaisons en effet existent aussi bien dans les mauvaises positions que dans les bonnes ! Il comprend aussi que son amour des combinaisons ne répond pas aux exigences du jeu positionnel ! En d'autres termes, l'agressivité, au lieu de se disperser, doit prendre une direction précise, être dominée et entrer dans un principe. Il découvre, comme l'ont fait d'autres avant lui, que le point de départ de toute combinaison résulte des caractéristiques de la position.

En 1902 il va pour la première fois à Konigsberg; il joue avec assiduité, au déplaisir de son père qui avait plus ou moins exigé qu'il poursuivit ses études et entra à l'Université. Au début de 1903, il part à Berlin où il fait la connaissance de Bernstein, Blumenfeld, von Scheve et de Baird. Au Kaiserhof, jour après jour, contre eux et d'autres, il joue sans cesse et s'il perd souvent, il lui arrive de gagner de manière originale et imprévue. Son jeu est essentiellement tactique mais dès lors que des possibilités combinatoires n'existent pas il est désemparé. Vaincu plus souvent que vainqueur, il commence son chemin de Damas, prenant conscience de ce qu'il appellera plus tard les éléments (colonne, septième rangée, pion passé, clouage, etc.). Une relative élaboration se forme dans son esprit. Selon le vieux principe aristotélicien, il part de l'analyse pour arriver à la syntèse. Il prend confiance en lui et, en juillet 1904, participe pour la première fois au congrès (le 14e) de l'Association Allemande des Echecs qui a lieu à Coburg.

Le tournoi principal inclut des maîtres tels que Bardeleben, Gottschall, Bernstein, Marco, Mieses. Le « Haut Tournoi », dont celui qui l'emportera sera consacré maître, comprend des noms désormais connus: Neumann, Vidmar, Duras, Spielmann. Nimzo ne se classe que 6e avec dix points et demi sur seize. C'est le pied à l'étrier. Inspiré par ce demi succès, il se rend à Nuremberg « pour jouer quelques parties avec Tarrasch ». L'occasion se présente et bientôt le célèbre docteur déclare péremptoirement devant témoins (insulte insupportable qui ne sera jamais oubliée) : « Je n'ai jamais de ma vie eu une position gagnée après seulement dix coups! ». La partie s'acheva par la nullité mais Nimzovitch fut mortifié. Celui qui jusqu'alors était un maître dont il discutait les « a priori » devint l'ennemi juré qu'il fallait abattre de son piédestal. « A mes yeux, Tarrasch a toujours signifié la médiocrité (...) ; il était incapable de concevoir une idée nouvelle ». œŒdipe, que de bêtises écrit-on en ton nom !... En Tarrasch. Nimzovitch a rencontré sa Némésis.

En novembre 1906 il remporte son premier réel succès: le célèbre cercle « Altmünchem » a organisé un tournoi à deux tours qu'il remporte avec Spielmann. Il a vingt ans: l'université, les mathématiques, la musique, la philosophie sont désormais délaissées. Il est et sera joueur d'Echecs.

Dès le mois de février 1907, la presse échiquéenne annonce le troisième congrès d'Ostende qui comprend quatre tournois. Le principal réunit Burn, Janowski, Marshall, Schlechhter, Tarrasch et Tchigorine. Nimzo s'inscrit au tournoi de maîtres où il retrouve, entre autres, Bernstein, Blackburne, Duras, Rubinstein, Salve, Spielmann, Tartacover et Teichhmann. Les parties commencent le 16 mai; n'étant pas majeur, il ne peut être admis au Cercle privé et doit jouer dans un salon du Casino sous le contrôle de M. Edouard de Lannoy, le dévoué secrétaire du congrès arbitré par Hoffer.

Tous les jours les participants se retrouvent dans un café voisin. Nimzo fait tout ce qu'il peut pour attirer l'attention de Tarrrasch qui l'ignore superbement. Entre-temps il réussit 7 points et demi sur 9 et, le jour même de sa victoire contre Wilhelm Cohn, le miracle survient: à peine a-t-il franchi la porte du café que Tarrasch se précipite sur lui, lui ouvre les bras et s'écrie : « Nous voilà enfin en présence l'un de l'autre! Comme je suis heureux de votre succès! Vous allez bien me montrer quelques-unes de vos parties, n'est-ce pas? » Nimzo conclut : « Le comble de l'opportunisme! Dédaigner le faible et flatter le fort! À ce moment, j'ai compris avec une particulière clarté la totale médiocrité de la nature de Tarrasch ».

L'épisode peut sembler burlesque. Il est pitoyable. L'animosité entre les deux hommes ne s'apaisera pas de sitôt; ostensiblement Nimzo choisit, par défi, des positions serrées (par exemple la variante Hanham dans la Philidor) ou des débuts attentistes (1.Cf3 d5 2.d3). Tarrasch, en bon « perceptor Germaniae », ne se prive pas de qualifier de telles tentatives de « hideuses », « détestables », « baroques », etc. La sensibilité toujours à vif, Nimzo se complait à les relever et il résultera de cette épreuve ridicule une incompréhension mutuelle, un amour-propre blessé, une relation ambiguë « bourreau - victime » et finalement - qui s'en plaindrait ? - une œœuvre qui est en même temps un règlement de compte et une très relative révolution dont nous reparlerons.

A Ostende, Bernstein et Rubinstein remportent le premier prix (19,5 sur 29), précédant d'un demi-point Mieses et notre héros. C'est vraiment l'entrée dans le club exclusif des grands. Entrée confirmée à Carlsbad (1907) mais, assez curieusement, pendant trois ans, il reste à l'écart des compétitions sérieuses, sans doute à la recherche de son style. Troisième à Hambourg 1910, derrière Schlechter et Duras mais devant Spielmann et Marshall; cinquième à San Sebastian 1911 qui voit la victoire d'une nouvelle étoile (Capablanca) ; cinquième ex-aequo à Carlsbad la même année. Son plus grand succès d'alors est sa place de premier, avec Alekhine, au championnat russe de 1913.

On peut se faire une idée précise de la force de Nimzowitsch à cette époque-là d'après une statistique publiée par la revue « Bohêmia »; elle groupe les résultats obtenus par les 19 maîtres les plus forts depuis le tournoi de Vienne en 1903 jusqu'à celui d'Abbazia en 1912, à l'exception de Lasker et de Capablanca, le premier n'ayant pris part qu'à deux tournois internationaux et le second qu'à un seul. En ne retenant que les joueurs ayant obtenu entre eux plus de la moitié des points, le classement est le suivant:

1. Rubinstein (62 %)
2. Bernstein (60 %)
3. Maroczy (58 %)
4. Tarrasch (57 %)
5. Schlechter (54,5 %)
6. Nimzowitsch (54,4 %)
7. Duras (53 %)
8. Vidmar (52 %)
9. Teichmann (51 %)

Suivent Spielmann, Janowski, Marshall, etc. Comme on le voit, Nimzo n'a pas encore atteint le niveau de prétendant au titre de champion du monde. Sa prestation à Pétersbourg 1914 le confirme bien: dès le tournoi préliminaire il est éliminé, comme Rubinstein (une victoire, trois défaites contre Capablanca, Tarrasch et Blackburne, six nulles) et il ne peut participer à la finale remportée par Lasker, suivi à un demi-point de Capablanca.

La guerre qui va ravager l'Europe, ruiner la santé de Schlechter (il en meurt), maintenir prisonniers, à l'exception d'Alekhine, les maîtres russes qui participaient au tournoi de Mannheim, va couper Nimzovitch du monde échiquéen. S'il faut en croire Edward Lasker dans « Chess Secrets », c'est alors que ses poumons furent atteints. « Mentalement, poursuit Lasker, il était toujours aussi alerte mais sa nervosité était devenue presque pathologique ». Les conditions politiques, les privations de toutes sortes, n'étaient guère propices à l'épanouissement. Après l'occupation allemande; de 1915 au traité de Brest-Litovsk en 1917, le régime soviétique est instauré (décembre 1918), puis renversé (automne 1919) et Kaunas, au lieu de Riga, devient la capitale de la jeune république indépendante. Le flux et le reflux du pangermanisme succédant au panslavisme, les allées et venues des armées, régulières ou non, la fuite des capitaux russes anéantissent la vie industrielle et commerciale de Riga. Il ne faut pas voir d'autres raisons, me semble-t-il, au départ de Nimzowitsch de sa première patrie.

(à suivre : Une seconde carrière)

Cet article, rédigé par Jacques Le Monnier, est paru une première fois dans la revue Europe-Echecs du mois de Mars 1985.