Aron Nimzowitsch (2/2)

Une seconde carrière : Fin 1919 ou début 1920, il se réfugie en Suède; pour la première fois il se fait établir un passeport et le fonctionnaire commet un lapsus en omettant le «e» de son nom; Nimzo s'en amuse comme un enfant, et comme s'il avait une nouvelle identité. Désormais il orthographiera son nom à l'allemande Nimzowitsch.

Les infatigables frères Collijn organisent à Goteborg le second tournoi d'après-guerre ; Bogolioubov, Reti, Rubinstein et Spielmann ont déjà pris le chemin de Stockholm. Une photographie de groupe prise à l'occasion du tournoi est saisissante. Marco ressemble toujours à un bébé Cadum, Tartacover et Breyer ont les joues creuses mais Nimzo est le seul à avoir un regard d'homme traqué; toute l'attitude est celle d'un homme replié sur lui-même, inquiet. On y mesure les ravages provoqués par des années certainement difficiles. Sa rentrée fut un échec: avant-dernier.

En 1922 il s'installe au Danemark où il restera jusqu'à la fin de sa vie, claustré dans une petite chambre. Il semble alors souffrir de la manie de la persécution ; la crise sera cependant dominée à partir de 1925. Par la suite il prendra part à 22 forts tournois où il sera huit fois premier, six fois second, trois fois troisième. Il considérait lui-même que sa meilleure performance était sa sa victoire à Dresde (avril 1926) avec un point et demi d'avance sur Alekhine. On peut citer aussi Marienbad 1925 (premier avec Rubinstein) et surtout Carlsbad 1929 (où il précède Capablanca, Spielmann, Rubinstein, Becker, Vidmar, Bogolioubov et autres seigneurs). Il est certain qu'entre 1925 et 1930 il était le troisième joueur du monde après Cpablanca et Alekhine, Lasker s'étant temporairement retiré du circuit, les prix n'étant pas à sa mesure.

A partir de 1931 Nimzo ne joue plus dans de grands tournois et ses matchs contre de jeunes maîtres comme Stahlberg et Stoltz prouvent que l'inévitable déclin a sonné. Subitement, un peu avant Noël 1934, il est admis à l'hôpital de Bispebjerg où il reste alité pendant trois mois avant d'être transporté au sanatorium d'Hareskov, dans la banlieue nord-ouest de Copenhague, au milieu des arbres et près d'un étang charmant, où il succombe à une pneumonie le 16 mars 1935 à l'âge de 48 ans.

Un homme pathétique

Alors qu'il est évident que Nimzovitch souhaitait être aimé (au pire, considéré), il ne fit rien pour plaire et il n'a jamais suscité ni l'amitié de ses collègues, ni la popularité du public. Egoïste et irritable, bourru et hargneux, susceptible et condescendant (même Edward Lasker qui fut l'un des rares à l'accepter le reconnaît), il n'avait ni le prestige de Lasker, ni le charme de Capablanca, ni l'aura d'Alekhine. Il en a certainement souffert. Il était méfiant (Botvinnik aussi) à un point invraisemblable, regrettant que l'on ne reconnaisse pas son génie. S'il avait de bonnes raisons - sur le plan échiquéen - de se considérer comme l'un des princes consorts, il fut d'abord victime de lui-même et le défi lancé à Capablanca en 1926, échoua parce qu'il n'avait aucun soutien de la part des organisateurs de tournois, de quelques rares mécènes ou des cercles.

Les anecdotes qui courent sur son compte sont légions. Je ne citerai que deux des plus célèbres: la séance de la callisthénie recommandée par un certain Dr Müller, et celle de la cigarette de Vidmar.

Dans les années .1906-1907, Nimzo et David Przepiorka se croisent souvent; Ils ont au moins deux points communs: être juif et vouer aux échecs une passion sans borne. Pourtant, ils ne se parlent pas, alors que Przepiorka est le plus aimables des hommes; par la suite, ils ont l'occasion de se rencontrer, mais la froideur demeure. Elle n'est pas le fait de Przepiorka. Jusqu'au tournoi de Liège (août 1930) où le Polonais gagne une partie qui mérite un prix de beauté. Nimzo félicite son collègue qui lui demande:

« Dites-moi, Grossmeister, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé durant toutes ces années ? »

« Oh - répondit Nimzo - j'avais toujours pensé que vous faisiez partie de l'école de Tarrasch. »

Une telle obsession revendicative relève de la «psychologie des profondeurs », sinon de la médecine.

Après la première guerre mondiale il se fit faire une carte de visite. En dessous de son nom était gravé : « Candidat au championnat du monde des échecs », Un pince-sans-rire lui demande : « Est-ce pour le cas où vous oublieriez », et le plus sérieusement du monde, Nimzo réplique : « Non, mais je crains que ce soit le monde échiquéen qui oublie ». Que d'amertume dans cette remarque...

L'artiste

Une vie en partie d'exilé, une personnalité névrotique, mais qu'en était-il du joueur ? Il a érigé son propre monument en prétendant être le fondateur de l'école « hypermoderne ». La revendication est non fondée : Tartacover, beaucoup plus éclectique que lui, pourrait à juste titre se considérer comme l'initiateur; mais il était trop fin pour se prendre pour le pape.

D'ailleurs, pour citer Reti, il est incorrect de parler d'école hypermoderne, car le seul point qu'avaient en commun un groupe de maîtres était qu'ils étaient tous des pionniers voulant approfondir un peu plus les lois de la stratégie dont Steinitz avait jeté les fondations. Ainsi, selon les critères anciens, ils jouèrent souvent d'une manière erronée. Cependant, dans la limite d'un but commun, les « hypermodernes » prirent les chemins les plus variés, les conclusions distinctives sont réservées à l'avenir.

Déclaration émouvante et significative : les théoriciens préfèrent se situer dans un univers spéculatif, esthétique, ignorant de la concurrence; il est tellement plus facile de raisonner dans l'abstrait et de fuir ainsi les dures réalités de l'expérience...

J'ai déjà écrit que le mouvement hypermoderne est d'abord l'épanouissement du sionisme, la sortie du ghetto, dans les échecs. Ce n'est pas un hasard si, entre 1903 et 1917, se révélèrent Bernstein et Rubinstein (nés tous les deux en 1882), Spielmann (1883), Edward Lasker (1885), Nimzovitch (1886), Tarrasch (1887), Reti (1889), Grünfeld (1893), Breyer (1894). Tous ont plus de vingt ans durant cette période.

Nimzo s'est affirmé en s'opposant.

Nous pouvons facilement oublier le doctrinaire formaliste extravagant et outrancier, et reconnaître qu'il est l'un de ceux qui ont réexaminé le problème du centre ainsi que plusieurs débuts déjà approfondis par Louis Paulsen, Steinitz, Winawer et Tchigorine, débuts que Tarrasch, toujours lui, considérait comme non orthodoxes. Tout le monde connait ses innovations dans la Partie Française, la Défense Philidor, la Défense Nimzo-Indienne (qui n'est pas de lui) ou l'Ouest-Indienne. Je ne parle pas de la « Défense Nimzovitch du pion-roi » dont on ignore que Janisch fut le père et qui peut être rangée dans le magasin des oubliettes.

On ne peut dissocier le joueur de l'écrivain, venu à la littérature plutôt tard et, là aussi, autant par réaction que par conviction.

A la suite de ses échecs, blessé dans son orgueil et conscient de son génie, Nimzowitsch commence par commenter ses parties dans les revues allemandes et lettones. Ses commentaires, outranciers et suffisants, provoquent plus le sourire que la compréhension et l'indulgence. Je me souviens d'un article de « La Stratégie », par un ancien champion de France, germaniste et philologiste connu pour sa courtoisie souriante, Nimzo s'y fit exécuter au vitriol et sans procès.

Premier coup de trompette en 1913 avec un petit essai oublié: « Die moderne Schachpartie du Dr Tarrasch (ouvrage publié par celui-ci en 1912 et réunissant 200 parties de maîtres) correspond-elle bien à la conception moderne ? » (sous-entendu: le vieux...).

Lentement l'œœuvre s'élabore et ce n'est qu'en 1925, dans la pleine maturité, qu'il publie coup sur coup « Die Blockade » et « Mein System » ; quatre ans plus tard « Die Praxis meines Systems » contient 109 de ses parties, sans être pour autant une illustration convaincante.

Des trois, « Mein System » est le plus important. On a fait beaucoup trop de bruit autour de ce livre, au point de surnommer en toute simplicité Nimzowitsch « le père des échecs modernes ». Tout ce qui est exagéré est insignifiant et le titre est une erreur: ce qu'il propose n'est pas un système mais un recueil de recettes à utiliser dans des conditions précises (milieu de partie et position bloquée). La théorie des pions de Philidor ou celle des accumulations des avantages de Steinitz, sont réellement des systèmes. En revanche, cette astucieuse collection de procédés ne constitue en rien un ensemble logique d'où découlerait des principes. Elle est révélatrice de l'homme qui se voulait révolutionnaire. A y regarder de près, on s'aperçoit qu'à partir de trois thèmes (blocus, surprotection et chaînes de pions) qui ont effectivement un lien, Nimzo va essayer de bâtir, tant bien que mal, une théorie.

Peut-on tirer profit de « Mein System ». J'en doute. Pourquoi ? Attirer l'attention sur les vieux concepts de prophylaxie (Philidor) ou de surprotection (Steinitz) n'est pas important. En conclure que l'une et l'autre procurent un avantage ne serait probant que si Nimzo nous montrait comment parvenir aux positions qu'il analyse. Ce qu'il ne fait pas (même dans « Praxis »). Une partie se construit par paliers successifs. Ce qui manque à son livre peut se résumer à une critique fondamentale: dans les phases de mobilisation et d'exécution (et non pas de début, milieu et fin...) des buts intermédiaires doivent être atteints et, à l'exception du mat, tous les buts sont intermédiaires. Dans « Mein System » le déroulement des objectifs intermédiaires et leurs transformations en fonction de la stratégie de l'adversaire sont totalement absents. J'admets volontiers qu'un ouvrage traitant le sujet de cette façon n'existe pas (« Jugement et Plan » de Euwe s'en approche); du moins je suis persuadé que le développement des programmes informatiques (par définition, séquences de plans de gain et de défense) permettra bientôt à un auteur de repenser complètement la pédagogie de la stratégie. L'intelligence contemporaine s'intéresse d'abord aux mécanismes et rejette dans l'ombre les conceptions totalitaires de Freud, Darwin, Marx et compagnie.

Le plus bel éloge de Nimzowitsch que j'ai lu est dû à la plume du grand-maître suédois Gideon Stahlberg dans « Schack och Schackmastare » (Stockholm 1937) dont j'extrais le passage suivant:

« Nimzowitsch était un esprit agité, d'une méfiance presque maladive et d'une nervosité qui, parfois, dans la lutte lui donnait une expression douloureuse. Il était un égocentrique de l'eau la plus pure et il sonnait souvent de la trompette lorsqu'il commençait ses parties. «Une de mes meilleures parties récentes» était une de ses phrases favorites par laquelle le commentateur Nimzowitsch rendait hommage au grand-maître Nimzowitsch, le second encourageant le premier, de la même manière qu'il offensait la plupart des amateurs.

Mais peu de maîtres, sinon aucun, ont aimé les échecs comme Nimzowitsch. Les expressions souvent enfantines de sa vanité ne doivent pas obscurcir ou falsifier l'image d'un courageux chercheur de la vérité. Sa nature originale et riche a donné bien des perles au trésor des historiens des Echecs et a révélé à beaucoup, la beauté subtile d'un style de jeu si difficile à définir. Les échecs étaient le grand intérêt de sa vie, non parce qu'il en fit sa profession mais parce que dès l'enfance il les aima plus que tout. (traduction de l'auteur).

NOTA : Notre collaborateur émet une opinion sur l'ouvrage « Mon système » qui n'est pas celle communément admise, ce livre étant placé très haut dans l'estime des joueurs. Mais ce faisant, n'aurait-il pas mis le doigt sur certaines faiblesses masquées par son aura dans les milieux échiquéens. Il y a certainement là matière à discussions intéressantes. Il est certain en tout cas, que l'œuvre de Nimzovitch demeure au "Hit" des livres d'Echecs et que son étude pratique apporte au joueur, hors de toute interrogation purement académique, un approfondissement incontestable de ses notions échiquéennes. La rédaction.

Pour finir, me souvenant du célèbre aphorisme de Flaubert « l'homme n'est rien, l'oeuvre est tout », j'ai choisi une partie peu connue; elle montre l'un des aspects oubliés de Nimzowitsch: son génie tactique, alors qu'on prône plutôt sa virtuosité dans les positions fermées. Avant de poursuivre, notez la date.

Niemzowitsch - Neumann, Riga, 1899. Gambit du Roi accepté (Muzio)

1.e4 e5 2.f4 exf4 3.f3 g5 4.c4 g4 5.0-0 gxf3 6.xf3 f6

Défend non seulement la case f7 mais oppose les Dames tout en menaçant Qd4+.

7.d3

Jouable, mais passif.

7.c3? serait réfuté par 7...♘c6 8.d4 ♘xd4! 9.♗xf7+ ♕xf7 10.cxd4 ♗h6 11.♘c3 d6 et les Blancs n'ont pas de compensation pour la pièce sacrifiée.

La suite classique consiste en 7.e5 ♕xe5 8.d3 ♗h6 (nécessaire) 9.♘c3 ♘e7 10.♗d2 ♘bc6 etc.

7...♗g7

Illogique. 7...d5 8.exd5 ♗h6 ou 7...♗h6 sont préférables.

8.♘c3 ♘c6 9.♗xf4 ♘d4?!

Douteux. 9...♘ce7 était à considérer.

10.♕f2 d6 11.♘d5 ♕d8

12.e5!

Force l'ouverture des lignes, attaque le Cavalier et menace 13. Bg5 ou 13. Be3.

12...c6?

Bien entendu sur 12...dxe5 suivrait 13.♗xe5 attaquant toujours la case f7. La retraite 12...♘e6 eût été plus solide.

13.♗g5

13...♕d7?

La faute décisive. Les Noirs ne soupçonnent pas ce qui va leur arriver, sinon ils auraient joué 13...♕xg5! 14.♕xd4! (Meilleur que 14.♘c7+ ou; 14.♕xf7+) 14...cxd5 15.♕xd5 ♗e6 et l'on peu encore lutter.

14.♘c7+! ♕xc7 15.♗xf7+

15...♔d7

15...♔f8! prolongeait la partie en empêchant la combinaison qui suit.

16.♕f5+!! ♘xf5 17.e6# 1-0

Une miniature qui réjouira les amateurs.

Cet article, rédigé par Jacques Le Monnier, est paru une première fois dans la revue Europe-Echecs du mois d'Avril 1985.