Par Maëlys de Villeneuve
En 2004, votre retour sur la scène des échecs a-t-il été accompagné par des changements (comme de nouvelles ouvertures, un autre style de jeu), ou avez-vous gardé ce qui a fait votre succès ?
Gata Kamsky : C’est une grande question ! Tout d’abord, dans l’intervalle, j’ai découvert les échecs en ligne. Donc, j’ai beaucoup joué sur internet, j’ai disputé des milliers de parties contre des joueurs comme Nakamura ou Radjabov. J’ai donc mis à profit cette possibilité d’entraînement libre en usage chez ces jeunes joueurs. Cela m’a permis de me maintenir en forme. J’ai joué beaucoup de lignes de jeu sur internet et, quand je suis revenu en 2004, j’ai senti que grâce aux échecs en ligne, je n’étais pas trop à la traîne.
La raison pour laquelle je suis revenu, c’est que j’ai ressenti qu'à ce moment-là, j’étais libre, que je pouvais jouer aux échecs indépendamment de mon père. Je voulais me prouver à moi-même que je pouvais faire quelque chose sans son aide. C’est comme dans les romans de Tourgueniev et Tolstoï, les pères et les enfants (1)... Parce que mon père m’avait dit que, sans lui, je n’étais rien, il fallait donc que je me prouve que j’étais quelque chose. Ainsi, j’ai commencé à jouer et, en 2005, j’ai participé à la coupe du monde pour la première fois. J’y ai affronté un tout jeune Magnus Carlsen. Il restait à peine assis à la table de jeu, était en train de dormir, faisait toutes les choses qui lui sont coutumières, mais il était déjà très fort. J’ai joué contre lui pour la première fois. Nous avions tous les deux perdu notre premier match, mais à cause de nouvelles règles en vigueur à la coupe du monde, nous avons joué ensuite dans le tournoi secondaire (losing bracket) le match de départage et j’ai battu ce petit garçon dans un play off en partie rapide. Il n'était pas ravi.
Durant la coupe du monde suivante en 2007, j’ai joué une nouvelle fois contre lui. Il était alors un petit peu plus âgé, un peu plus fort, et cette fois-là je l’ai rencontré pendant les quarts de finale. Je l’ai battu à nouveau. C’est pourquoi il ne m’aime plus vraiment maintenant.
Mais l’important c’est que j'avais gagné la coupe du monde. Je crois que cette rencontre est la plus grande victoire de ma carrière. Avant j’avais joué un match contre Karpov, mais j’avais perdu. Cette fois j’ai gagné, et après les échecs se sont arrêtés puis la politique a commencé, mais c’est une autre histoire…
Diriez-vous que, comme Viktor Korchnoi, vous avez continué à progresser à un âge avancé ou avez-vous l'impression que votre niveau s’est stabilisé auparavant ?
G. K. C’est effectivement différent de dire que vous progressez ou de dire que vous gardez votre niveau. C’est parfois difficile à déterminer. Certaines personnes peuvent sentir qu’elles progressent car elles acquièrent de nouvelles connaissances. Vous devez constamment apprendre de nouvelles choses à la fois sur la vie et sur les échecs pour vous maintenir au top niveau. Donc, peut-être que Korchnoi l’a fait, mais évidemment nous nous souvenons aussi de Smyslov. Il avait 63 ans quand il s’est qualifié pour les Candidats [en 1984] et qu’il a joué contre le très jeune Kasparov. C’était absolument incroyable. C’était un peu le “Grand-père des échecs” contre le “Jouvenceau”!
Mais ce genre de choses était uniquement possible à cette époque. De nos jours, nous avons ce jeune maître FIDE argentin de dix ans (Faustino Oro), qui est extrêmement fort. Il a déjà beaucoup joué, il a une expérience considérable.
Normalement, le grand problème était autrefois de jouer dans des tournois avec de forts joueurs dans le but de progresser, de pouvoir battre quelqu’un de meilleur que soi et de se motiver. Maintenant, les enfants peuvent jouer aux échecs en ligne avec des grands-maîtres et obtenir toute cette expérience quand ils veulent.
Actuellement, c’est pratiquement impossible, si on a cinquante ans, de battre ces jeunes joueurs, parce que les parties sont plus rapides.
A l’époque de Korchnoi ou de Kasparov, vous jouiez pendant deux heures, ensuite vous jouiez encore une heure, puis il y avait l’ajournement. Vous reveniez le lendemain, et vous disputiez encore une partie longue. Dans l’ère moderne, vous avez cinq heures au maximum pour la partie, et à la fin vous êtes contraint par le temps pour jouer le reste de vos coups et vous finissez par blitzer. Évidemment, quand vous êtes un peu âgé, vous êtes trop vieux pour faire ça. Donc oui, c’est possible d’encore apprendre des choses, de découvrir des nouveautés, de garder votre niveau, mais pratiquer les échecs à haut niveau, en tant que sport, est vraiment difficile. Car les échecs sont un sport maintenant. Dans le passé, le jeu d’échecs relevait plutôt de l’art, de la culture. Il s’agissait de respecter son adversaire, d’être patient, lent. Mais maintenant c’est un sport, comme le tennis. Peut-être vous souvenez-vous de ce célèbre joueur américain Michael Chang. Il était très petit (2). Il contrait des “volées” toute la journée, il savait qu’il avait le temps pour ça. Mais maintenant au tennis, vous devez avoir le service. Si vous l’avez, vous avez le point. Aux échecs, c’est la même chose. Vous devez “servir” et évidemment vous devez être jeune et fort.
Voyez-vous une grande différence entre la fédération russe des échecs et les autres (comme la fédération américaine par exemple) ?
G. K. Bien sûr, je dirais que les fédérations russe et chinoise se ressemblent. Mais la différence avec la fédération américaine, par exemple, est considérable. La fédération russe est très active mais elle est vraiment dictatoriale. Par exemple, une personne décide qui joue pour la fédération, et qui ne joue pas. Cela arrive couramment que, quand sont reçues des invitations pour des grands-maîtres spécifiques, cette personne puisse dire “peut-être que l’on devrait vous donner un autre grand-maître. C’était organisé pour untel, mais il n’est pas nécessaire que ce soit cet homme”. La fédération américaine quant à elle est immature. Elle envisage plus les échecs comme “les échecs pour tout le monde”. Elle se soucie moins des professionnels. Elle tient à jour les classements, organise des championnats, elle fait le travail. Elle trouve des sponsors pour le championnat mixte, le championnat féminin, le championnat Juniors des USA, les tournois classiques. Mais c’est tout. Elle n’a pas une influence très forte. Car maintenant, la seule influence qu’on a, c’est la FIDE, qui centralise le pouvoir. Donc, les fédérations individuelles importent peu. Tout le pouvoir appartient à la FIDE, car elle a beaucoup de comités, beaucoup de représentants, ce qui engendre des tensions importantes. Qui peut être président de la FIDE, puisqu’il décide de tout ?
C’est pourquoi il y a en ce moment des gens qui n’aiment pas le président russe (3), essentiellement pour des raisons politiques. Il y a beaucoup de voix qui s’élèvent pour demander son remplacement. Si on a un président russe, il y aura des accointances avec la Russie, et donc tous les tournois y seront organisés. Si on a un président de l’Ouest, on est susceptible d’avoir des sponsors de l’Ouest et plus d’évènements dans cette partie du monde.
On peut aussi se pencher sur le cas de l’Afrique. Ce serait intéressant d’avoir pour la première fois un président de la FIDE africain. Ce serait une bonne chose, car il pourrait populariser l’idée d’un continent africain indépendant et autonome. En France, Bachar Kouatly partageait cette idée, puis Kasparov est venu ; il a appelé l’Afrique à voter pour lui (4). J’ai dit : “prenons le président africain et Kasparov, pour qu’ils soient présidents ensemble”. Ce serait une toute nouvelle fédération, intéressante à voir. Une nouvelle culture, ce serait une très bonne chose..
Comment envisagez-vous l’évolution du monde des échecs dans les années à venir ?
G. K. Si le monde survit encore cinq ans, je serai vraiment content ! (Rires) Le monde des échecs, pour des raisons qui lui sont propres, est un peu comme une bulle. A cause de la guerre en Ukraine, les joueurs se sont rendus compte de la réalité, qui touche tout le monde. Et maintenant ils comprennent que nous vivons tous dans ce monde réel. Il ne s’agit pas seulement d’enchaîner les tournois, de multiplier les déplacements, d’aller à l’hôtel en France… et de recommencer. Vous savez, les joueurs d’échecs vivent dans leur propre monde, qui est largement indépendant du monde réel. Et maintenant, malheureusement, avec les circonstances, les joueurs réalisent que ces mondes coexistent. Donc pour moi c’est vraiment dur de voir où le monde des échecs sera dans 5 ans, surtout que ça dépend de ce qui se passe dans le monde réel.
J’espère que le monde des échecs deviendra plus uni, plus respectueux de chaque fédération, de chaque personne. On est confronté actuellement à des scandales en rapport avec les femmes, au harcèlement qu’elles subissent. Car c’est toujours un sport dominé par les hommes. Mais heureusement, de plus en plus de voix sont entendues. Les hommes et les femmes sont égaux, et nous espérons avoir plus de femmes dans les échecs. C’est difficile car, fondamentalement, les échecs sont un sport très compétitif, vous avez besoin de vaincre votre adversaire, mais c’est possible. On peut en faire un monde meilleur.
Y a-t-il une défaite dont vous êtes fier (de par votre niveau de jeu, ou de la beauté de la partie, malgré le résultat) ?
G. K. Ça dépend si vous êtes professionnel ou pas. Si vous l’êtes, le résultat est très important. Mais évidemment, si votre adversaire a bien joué, vous reconnaissez son mérite. Dans ces parties-là, vous pouvez être fier de votre jeu, indépendamment du résultat, mais c’est très rare. Tout d’abord, chaque joueur se dit : “Comment est-ce que je n’ai pas vu ce coup ?” Vous vous critiquez vous-même, vous vous demandez pourquoi vous avez perdu. Car la nature du sport est vraiment égoïste. Vous vous focalisez sur vous-mêmes, vous êtes égocentriques.
La différence, c’est si vous posez la question lors de matchs par équipes. Car, soudainement, ce n’est plus égocentrique, puisque vous vous souciez de votre équipe, vous vous souciez des joueurs. A ce moment, les résultats individuels sont importants, mais les résultats de l’équipe le sont encore plus. Et donc, vous pouvez regarder les parties de vos coéquipiers, regarder leur valeur, leur qualité, avec une perspective différente. Donc c’est possible, mais le résultat est toujours important dans les échecs de top niveau.
Vera Nebolsina : Oui, mais en dehors du top niveau, c’est très important pour le développement de célébrer l'effort, et pas seulement le résultat final. Je pense que si plus d’attention est donnée aux efforts que les gens font pour jouer des parties de qualité, ils penseront moins à tricher ; la tricherie n’a alors plus de raison d’être. Si on joue des parties, dans le but de grandir soi-même, il n’y a pas la tentation de tricher.
Et Gata continue sa réflexion sur la triche…
G. K. il y a un gros problème dans les échecs maintenant, dont on commence à discuter, c'est le problème de la triche. Il y a moins de triche sur les vrais échiquiers mais, avec l’arrivée du jeu en ligne, de par la pandémie, de nombreux évènements sont organisés en ligne. Mais sur internet, la personne s'assoit quelque part, vous ne savez pas contre qui vous jouez, à quel endroit votre adversaire joue, s’il joue avec ses amis ou avec l’ordinateur. Il y a beaucoup de problèmes. C’est devenu la norme, même des joueurs titrés (ou grands- maîtres) sont connus pour avoir triché. Quand un grand-maître ou un joueur titré triche, cela conduit au chaos total. Car si vous pensez que la triche est seulement une affaire d’enfants… Voir un grand-maître tricher est un mauvais exemple. Ça signifie que tout le monde peut tricher. C’est quelque chose dont on parle à peine.
V. N. Et je pense que votre question est très importante. Les joueurs du top niveau doivent être compétitifs, mais font généralement preuve de fair-play. Ils doivent gagner, mais c’est important de ne pas seulement voir le résultat, mais aussi l’effort. Une revue échiquéenne est probablement le bon endroit pour écrire à propos de ça, de cette célébration de l’effort.
G. K. Oui, cela fait partie des valeurs olympiques. La participation est plus importante que le résultat. Ça devrait toujours être pris en compte. Mais dans ce monde, nous ne regardons que le résultat.
V. N. Il faut évoluer culturellement et changer ces pratiques. Sinon de plus en plus de gens tricheront en vue d’obtenir un résultat. Merci d’avoir posé cette question.
Y’a-t-il eu des moments où il a été difficile de vous remettre d’une défaite, par exemple lors d’un tournoi, ce qui a pu affecter votre niveau de jeu par la suite ?
G. K. Il y a des parties dont le résultat importe tellement que vous en avez des cauchemars pendant des années. Le meilleur exemple pour moi est la partie contre Topalov en 2009, pendant le match des Challengers. C’était la dernière partie. J’étais gagnant, mais à cause du zeitnot, en un coup, ma partie gagnante s’est transformée en nulle. Après une deuxième erreur, j’ai perdu la partie. Si je l’avais gagnée, le match continuait et je jouais la partie 8 avec les Blancs. Donc, j’avais des chances de gagner le match et de jouer contre Anand pour le titre de champion du monde. C’était une partie incroyablement importante, et j’étais si proche du but… Quand vous manquez ces opportunités, c’est terrible… Je savais que je n’aurais pas forcément une autre chance.
Le champion du monde Ding Liren semble s’être effondré après l’obtention du titre mondial et sa victoire contre Nepomniachtchi. On considère que les défaites sont difficiles à accepter, n’est-ce pas la même chose pour les victoires ?
V. N. Je crois qu’il a des problèmes de santé.
G. K. Oui, cela arrive avec les joueurs chinois. Comment s'appelait ce joueur qui jouait la Sicilienne variante dragon ?
V. N. Wang Hao ?
G. K. Oui Wang Hao (5). Il avait aussi des problèmes de santé. Il a dû jouer aux Candidats. Cela a suscité des protestations. Vous savez ce qui arrive souvent ? Le titre de champion du monde est le but ultime d’une carrière. Une fois que vous l’avez atteint, vous n’avez plus de raison de vous battre. Vous avez accompli l’objectif de votre vie et vous sentez que maintenant, vous pouvez vivre. Vous pouvez faire quelque chose d’autre, faire ce que vous voulez, donc vous n’êtes plus aussi motivé pour continuer les échecs. Pourquoi en effet ? Vous avez réussi. Vous avez passé trois décennies de votre vie, chaque minute, chaque jour, à atteindre votre but. Une fois que c’est fait, vous prenez une pause, vous vous détendez.
Sami Kouatly : Magnus ne l’a pas fait, il a continué.
G. K. Magnus a continué car il voulait prouver à tout le monde qu’il dominait le monde des échecs de manière absolue. Il avait besoin de gagner en blitz, en rapide, en classique et ce, plusieurs fois. Car il est très jeune, il est très ambitieux. Mais maintenant cela suffit, il commence à fatiguer. Le poids de cette couronne est très lourd. Désormais, il a une compagne, il voyage, il boit, il regarde des films. C’est bien pour lui. Peut-être que pour le monde des échecs, c’est bien d’avoir un champion qui joue tout le temps. Mais ce n’est pas humain. Nous sommes humains, nous avons des limites. Nous ne sommes pas des robots. Pour certaines personnes, c’en est assez. Elles ne veulent pas dominer, elles veulent juste accomplir leur objectif. Elles disent : je l’ai atteint, j’ai pu le faire, je l’ai fait. Maintenant je suis libre. Je peux faire autre chose, je peux vivre ma vie. Je crois que c’est normal. Peut-être qu’il ne veut plus jouer, il se sent bien. Pourquoi le forcer ? Ding Liren est le champion du monde. C’est un homme respectable. En trois siècles, il y a eu seulement dix-sept champions du monde dans l’histoire des échecs. Son nom fait partie de cette liste. Il a accompli quelque chose dont beaucoup de gens ne peuvent que rêver. Donc, pourquoi lui causer des problèmes parce qu’il perd souvent ? Il ne veut peut-être plus gagner. Je le comprends. Je veux dire : gagner n’est pas la chose la plus importante dans la vie. Ça dépend.
V. N. Oui, ça dépend de ce que l’on entend par “gagner”.
Votre père voulait que vous deveniez pianiste. Ça ne s’est pas produit et vous vous êtes donc tourné vers les échecs. Jouez-vous d’un instrument, et si non, lequel aimeriez-vous pratiquer ?
G. K. Je ne joue pas d'instrument. Mais ma femme aime faire de la batterie. Elle a aussi toujours voulu faire du piano, cela arrivera sûrement un jour, chaque chose en son temps !
V. N. Une fois, après avoir obtenu une de mes meilleures performances dans un tournoi d’échecs, j’ai passé les trois jours suivants à faire de la batterie sans m’arrêter.
G. K. Pour moi c’est suffisant, nous avons déjà une musicienne dans la famille !
Pensez-vous que Taimanov était un virtuose du piano ?
G. K. Taimanov fait partie de la vieille génération. C’était un gentleman des échecs. Capablanca, Taimanov, Smyslov… Smyslov était d’ailleurs chanteur, Taimanov était pianiste… Et puis Tarrasch était le docteur, Lasker était le mathématicien. C’était une époque complètement différente, elle me manque.
Car maintenant, on force les enfants à étudier les échecs à 6 ans, seulement les échecs. Toute la vie, uniquement les échecs. Pas d’éducation, pas d’école, pas d’université, pas d’études supérieures. C’est terrible. Car on a besoin d’éducation, besoin de faire partie d’un groupe social. Beaucoup de joueurs d’échecs ont des problèmes à se mélanger aux gens qui ne jouent pas. Ils n’ont rien en commun. C’est dur de discuter, de se socialiser. Une grande partie d’entre eux ne sont pas à l’aise avec le mariage. Les seules femmes que l’on peut épouser sont les joueuses d’échecs ! Vous avez besoin d’une connexion avec l’autre, besoin que la personne puisse vous comprendre. Vous pouvez vous faire confiance mutuellement, vous pouvez vous entendre. Si vous n’avez rien en commun, c’est vraiment difficile à construire. Dans cette perspective, les échecs sont un monde différent. Mais je pense que quand vous reprenez les échecs après une pause, votre horizon s’est élargi.
V. N. Oui, on s’ouvre à la culture, la science, on s’implique plus dans la vraie vie.
Vous avez fait votre retour sur la scène échiquéenne après huit ans d’absence. Avez-vous vu le film “The Come Back” avec Hugh Grant ?
G. K. Non, mais j’ai vu Notting Hill. Il était plutôt bon dans ce film. C’était romantique. J’aime aussi Star Wars, et les Marvels. La série Loki était vraiment bien. Nous avons tous des goûts différents.
J’ai vu récemment Le Parrain partie 2 et 3. Vous connaissez l’anecdote sur Marlon Brando ? Il devait être filmé en train de marcher avec élégance, habillé en costume. Mais durant ces scènes, ils ne filmaient que le haut de son corps. Il a donc refusé de porter des vêtements en dessous de la taille. C’était fou ! Ils ont dû accepter !
V. N. J’aime les thrillers psychologiques, comme Le Joker. Le second, pas vraiment le premier.
G. K. Oui, le premier était bien. Il a eu une suite, non ?
V. N. Ils ont introduit la vie réelle et montrent comment les personnages en traversent les épreuves.
G. K. On voit la manière dont il grandit dans le deuxième film. C’est un enfant innocent, qui est clown, qui essaye d’être quelqu’un de bien. Il est représentatif des gens.
V. N. Mais il a échoué à intégrer la société.
G. K. Il a échoué à s’intégrer mais la foule continue à l’aduler, comme une idole. C’est dingue !
V. N. Nous regardons aussi des road movies. Tout peut arriver sur la route. Par exemple, The Motorcycle diaries [adaptation des mémoires posthumes de Che Guevara] où l’on voit Che Guevara qui voyage à travers l’Amérique ou Paris-Texas. Récemment nous avons vu Zazie dans le métro.
G. K. C’est un vieux film français.
Vous connaissez bien Fernando Arrabal. Vous êtes-vous intéressé à son travail, ses livres, ses pièces de théâtre ou ses films ?
G. K. Oui, il a été d’une grande aide quand j’étais enfant, c’était un grand ami de mon père. Il nous a trouvé un sponsor, le même sponsor que pour Joël Lautier [Immopar, un marchand de biens]. C’est incroyable vous savez. Je jouais pour les USA, mais Arrabal nous a trouvé un sponsor qui n’était pas américain ! C’était un sponsor français qui a aidé ma carrière aux USA. Vous voyez à quel point c’est incroyable ? J’avais un sponsor aux US, seulement un, ce sponsor français. Vous savez, il y a un seul gars qui aide tous ces joueurs américains comme Caruana ou Nakamura, quand ils vont au championnat du monde. Mais quand j’ai joué au championnat du monde, il ne m’a rien donné, aucune aide. J’ai beaucoup donné aux échecs américains, j’ai aidé de nombreux joueurs. Mais les seuls gens à m’avoir vraiment aidé sont ce sponsor français et Arrabal. Et je lui en suis très reconnaissant.
C’était dommage mais, pendant l’Olympiade en Norvège, j’ai manqué l’occasion de lui reparler. Il était présent ; je ne l’avais pas vu depuis des années. Il est venu pendant les rondes, alors que je jouais pour l’équipe. On n’a pas le droit de parler à ce moment-là ; mais je l’ai vu. Il était excentrique comme toujours, il était habillé de manière un peu folle. Il aime les choses excentriques. J’étais contrarié à cause de ma partie, je ne l’ai pas salué, et puis il est parti. J’aimerais le voir à nouveau. Nous devrions peut-être renouer avec lui un jour, surtout qu’il vit en France. Mais c’est vrai qu’il était plus proche de mon père ; il est quand même plus âgé que moi. Je lui suis reconnaissant de ce qu’il a fait. J’aime sa vision artistique. J’aimerais aller dans sa galerie à New York, mais moi et l’art, ça fait deux. En revanche, ma femme est une artiste.
V. N. Gata m’inspire !
G. K. C’est bien que tu sois une artiste. Elle a des idées absolument dingues, ce qui est parfait pour une artiste ! En ce qui concerne la musique, même si je ne veux pas la pratiquer, j’aime l’écouter. Il y a plein de genres différents maintenant. J’aime la musique classique. Quand j’étais plus jeune, j’aimais la musique pop, mais plus maintenant. Aujourd’hui, j’aime la musique country ou des styles musicaux plus répandus.
V. N. Le jazz aussi…
G. K. Vera m’a initié au jazz, au vieux jazz. Comment s’appelle ce morceau déjà ? Il est incroyable ! Il y a le mot “dragon” dans le titre je crois (6). Elle m’a fait découvrir de vieilles chansons et des films en noir et blanc. Je crois que les goûts musicaux changent en fonction des phases de notre vie. A propos du rap, je n’aime que Eminem. Il rappe sur des thèmes que je peux comprendre. Je ne peux généralement pas comprendre ce dont les autres rappeurs parlent. Les sujets abordés sont généralement les femmes, l’argent, le meurtre. Ça ne me parle pas. Parce que les échecs sont un sport de paix, de pratique, de respect. Donc, ce n’est pas compatible.
Et enfin, comment vous êtes-vous rencontrés ?
V. N. On s’est rencontrés en ligne. Gata m’a écrit et il m’a posé des questions sur la culture chinoise.
G. K. Nous avons tous les deux un fort intérêt pour la culture asiatique. Quand j’étais petit, mon père aimait les films d’arts martiaux, puis j’ai pu voir des classiques populaires, comme Yip Man, Jet Lee, Bruce Lee. Les jeunes hommes aiment souvent ce genre de choses. Vera aime l'Asie pour des raisons différentes !
V. N. J’ai reçu une offre d’un club d’échecs chinois. Pour moi c’était une opportunité magique. Je devais rejoindre ce club, et il me donnait la possibilité d’étudier dans une université. Comme je venais du monde des échecs, j’étais encore en train d’étudier.
G. K. J’ai effectivement appris qu’elle avait passé pas mal d’années en Chine.
V. N. Je parle chinois, mais je crois que le français est la langue la plus compliquée du monde. En ce qui concerne la grammaire, les Chinois sont les maîtres dans l’art de construire cette vision de la complexité. En réalité, quand on voit les caractères pour la première fois, ils ont l’air compliqués, mais la langue est beaucoup plus facile à apprendre qu’une langue latine ou l’anglais. Gata m’a donc écrit en me demandant des informations sur la Chine et mes impressions sur la culture chinoise.
G. K. Oui, nous avons commencé à parler, et puis vous voyez, j’ai commencé à réaliser que j’aimais bien la façon dont elle parlait. Mais à ce moment-là, elle était un peu jeune.
V. N. J’avais vingt ans, j’étais en Chine. J’ai senti qu’apparemment je l’intéressais.
G. K. Oui, je voulais juste la taquiner un peu et lui parler.
V. N. Alors je lui ai dit “merci pour tes messages, mais je suis occupée, et je n’ai pas vraiment le temps de discuter”.
G. K. Voilà, ça s’est fini comme ça. La seconde fois où je lui ai parlé, après cinq ans, elle était plus réceptive.
V. N. C’est parce que je préférais tes questions à celles de la dernière fois !
G. K. Ça a bien marché (rires) ! Pour un premier pas, cela suffisait. Je l’ai laissée tranquille. J’ai attendu qu’elle ait oublié.
V. N. Tes questions étaient plus intéressantes cette fois-là. C’était à propos des stratagèmes chinois.
Et donc, c’est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Nous avons commencé à parler. Par chance, Gata a eu un tournoi à Bakou, et nous nous sommes rencontrés en vrai à Moscou.
G. K. Oui, j’avais une coupe du monde. J’ai perdu la première partie, mais je m’en fichais. C'était la seule fois où le résultat ne m’a pas semblé important.
V. N. Ça lui donnait une chance de revenir à Moscou, car j’y étais toujours, même si j’étais sur le point de partir.
G. K. C’est ainsi que j’ai perdu le premier match rapidement et que je suis revenu. C’est le seul tournoi où je n’ai aucun regret. Les filles, c’est plus important (rires) !
V. N. Tout dépend de la définition de la victoire !
Nous remercions Gata Kamsky et Vera Nebolsina pour leur disponibilité, et Maëlys de Villeneuve, qui a intégré l'équipe d'Europe Échecs dans le cadre de son stage et vous offre cette belle interview !
1. Gata Kamsky songe probablement au roman d’Ivan Tourgueniev Pères et Fils (littéralement en russe Pères et Enfants) publié en 1862, qui aborde la question des relations conflictuelles entre les générations.
2. Michael Chang mesurait 1,75 m, alors que la moyenne des joueurs professionnels était de 1,85 m.
3. Depuis octobre 2018, le président de la FIDE est l'économiste Arkady Dvorkovich, ancien vice-président du gouvernement russe.
4. En 2014, Kasparov a brigué la présidence de la FIDE. Son programme témoignait de son intérêt pour le développement des échecs en Afrique et d'une volonté de donner plus d’importance aux fédérations nationales. L’ancien champion du monde était soutenu par les cinq fédérations africaines. Le président sortant Ilyumzhinov a contesté la légitimité des votes de ces fédérations pour des raisons statutaires et juridiques. Ces points ont été débattus lors d’une réunion qui a constitué un temps fort de l’élection, finalement perdue par Kasparov.
5. En 2021, Wang Hao a effectivement annoncé son retrait de la scène professionnelle à l’issue du Tournoi des Candidats. Le joueur de 31 ans évoquait des problèmes de santé.
6. Il s’agit peut-être de “In the Year of the Dragon” par Geri Allen, Charlie Haden et Paul Motian, JMT, 1989.