Faiblesse en huitième

Dans sa rubrique « Parlons maîtrise », parue dans la revue Europe-Echecs numéro 259 du mois de juillet 1980, le Grand Maître International Alexandre Kotov abordait la « faiblesse en huitième ». Des combinaisons sur le thème de l'attaque sur la huitième rangée se rencontrent assez souvent dans la pratique.

Le mat est le but principal du jeu d'Échecs et il justifie de grands sacrifices. Dès le début on rêve de placer le Roi adverse dans une situation sans issue et au contraire on veut assurer au maximum la sécurité de son Roi. Dans la plupart des cas on roque pour abriter le Roi derrière ses pions dans un coin.

Comment l'atteindre ? C'est la question qui tourmente constamment l'attaquant. Il y a plusieurs moyens d'arriver jusqu'au souverain adverse : l'attaquer de front sur les verticales ou diagonales orientées vers lui ; un sacrifice peut faire sauter le rempart des pions ou l'extraire de son coin douillet pour le détruire en rase campagne. Des combinaisons sur le thème de l'attaque sur la huitième rangée sont très belles et se rencontrent assez souvent dans la pratique.

Quand peut-on réaliser ce genre de combinaison ? Avant tout il faut avoir la pièce voulue. Dame ou Tour. Autre condition importante: la huitième rangée doit être affaiblie, mal défendue par les pièces. Dernière condition importante. le Roi ne doit pas avoir d'issue vers la septième rangée, de « soupirail » : les pions qui protègent le Roi sont tous sur la septième (ou deuxième) rangée. Les combinaisons qui exploitent un affaiblissement de la huitième rangée sont complexes et la lutte est alors attrayante.

Alapine,Semion Zinovievitch - NN

Dans le premier exemple le trait est aux Blancs. Les Noirs semblent avoir l'avantage grâce à l'activité de leurs pièces et au pion c3 bien avancé. En fait l'avantage des Blancs est décisif du fait de l'affaiblissement de la huitième rangée et de l'absence de « soupirail » pour le Roi noir. Ceci permit au Maître Alapine qui jouait contre un amateur de réaliser une combinaison intéressante :

1.d1 Pose à l'adversaire des problèmes très difficiles.

1...a8 Si les Noirs prennent la Dame après 1...xc2 2.xd5 le pion a6 arrive le premier à Dame, par exemple : 2...d2 et les Blancs gagnent facilement. (2...f8 3.a5) 3.xd2 cxd2 4.a7 Il faut donc retirer la Dame.

2.e4! Les Blancs ont pleine conscience de la faiblesse de la huitième rangée et trouvent sans difficulté la suite la plus forte. Que peuvent faire les Noirs ?

2...b8 Il ne reste qu'à passer en défense et replier la Tour. Si 2...f8 3.a1 b8 4.a7 a8 5.c6 et le précieux pion tombe, ce qui signifie la fin de la partie. — 2...c8 est encore plus mauvais. 3.c6! force la capitulation. – Ce genre de sacrifice est un moyen typique dans les combinaisons basées sur la 8e rangée. On appelle cette Dame qui s'offre la « Dame enragée ».

3.b1! La réponse la plus forte n'est pas difficile à trouver : elle exploite la huitième rangée affaiblie.

3...c2 À première vue la défense est suffisante, mais la faiblesse de la huitième rangée permet malgré tout de frapper le coup décisif. Sur 3...f8? suivrait 4.xa8 xa8 5.a7.

Après 3...c2

4.xb8+ xb8 5.a7+- c8?! [5...f8 6.xc2+-] 6.a8 c1?! 7.e8+! xe8 8.xe8# 1-0

Le Grand Maître International Alexandre Kotov

La pratique des tournois fournit de nombreux exemples de belles combinaisons sur le thème de la huitième rangée, mais la plus belle parmi les plus belles et celle de la partie Edwin Ziegler Adams - Carlos Torre Repetto, New Orleans, 1920

Adams - Torre, New Orleans, 1920

Une courte analyse montre la tension sur la colonne « e ». Si les Blancs pouvaient chasser la Dame noire de d7, la double prise en e8 ferait mat. La Dame blanche peut donc sans crainte s'offrir en g4. C'est ce que joua Adams. 18.g4! Comment répondre ? La Dame est taboue et prendre la Tour e2 est inopérant : le Cavalier f3 défend la Tour e1 et les Blancs prendraient tranquillement la Dame d7.

Approfondissons le mécanisme de la position. La seule ressource des Noirs est le repli en b5. 18...b5

18...xg4? 19.xe8+ xe8 20.xe8#
18...d8? 19.xc8! xc8 20.xe8+ xe8 21.xe8#
18...ed8? 19.xd7 xd7 20.e8+ xe8 21.xe8#

« Rien de plus simple que de jouer maintenant a4 et de recevoir les félicitations » a pu penser d'abord le joueur des Blancs. La Dame doit s'en aller et la double prise en e8 décide. Rien de tel ! L'avance du pion au lieu d'un point rapporterait un vexant 0. C'est que la première rangée est elle aussi affaiblie : 19.a4?? xe2! 20.xe2 c1+ 21.e1 xe1+ 22.xe1 xe1#

Graduellement le mécanisme de la position s'éclaire. Il ne faut pas jouer le pion, mais on peut peut-être attaquer autrement la Dame ? Les Blancs trouvèrent un coup inattendu et stupéfiant...

19.c4!! Malgré son aspect spectaculaire, le mécanisme du coup est simple : la Dame ne peut quitter la diagonale a4-e8 d'où elle défend la Tour e8; la Tour c8 ne peut quitter son poste car elle défend la huitième rangée. Enfin la Dame c4 empêche la Dame noire de prendre la Tour e2.

19...d7 Les Noirs n'ont pas à hésiter : une seule case de repli, d7. Et les Blancs continuent d'utiliser le mécanisme de la Dame « enragée » sur la case e7.

Après 19...♕d7

20.c7!! b5 La seule façon de continuer la lutte, mais comment les Blancs peuvent-ils continuer l'attaque ? Après une étude scrupuleuse, les Blancs trouvèrent une idée intéressante. Si la Dame s'était retirée en a4, le coup Te4 déciderait. Pourquoi ? Après 20...a4 21.e4 les Noirs ne peuvent prendre aucune pièce et il n'y a aucune défense. 21...h6 22.xc8! xe4 (22...xc8 23.xa4+-) 23.xe8++- xe8 24.xe8+ h7 25.b8+-

Dans toutes ces opérations est essentiel le fait que la Tour e1 est défendue par le Cavalier et que le mat sur la première rangée n'est pas à craindre. Oui, mais la Dame est en b5 et non a4, a dû se dire Adams.

D'où l'idée : 21.a4!

21.xb7? xe2 22.xe2 c1+ 23.e1 xe1+ 24.xe1 xe1#

21...xa4 Il ne reste aux Noirs qu'à prendre, car sinon la menace Dxc8 suivi de axb5 est imparable.

22.e4! Il n'y a plus qu'à revenir en b5 22...b5 [22...xe4 23.xe4+-] et la « Dame enragée » se remet à l'ouvrage, forçant l'abandon immédiat. 23.xb7! 1-0
[23.xb7! xb7 (23...d3 24.xe8+ xe8 25.xe8#) 24.xe8+ xe8 25.xe8#]

Après 23.♕xb7! 1-0

Une partie d'une invraisemblable beauté et richesse. Elle montre la part secrète et inexplorée qui subsiste dans notre jeu vénérable. Même un lecteur qui la connait éprouvera du plaisir, je pense, à un nouvel examen, comme un véritable amateur de musique à la centième audition de la Sonate au clair de lune de Beethoven.

Tal - Olafsson Las Palmas, 1975 - Trait aux Noirs

Tal,Mihail - Olafsson,Fridrik Las Palmas, 1975. Le Grand Maître islandais trouva sans peine un joli coup qui exploite l'absence de défense de la première rangée.

22...f4! Retirer la Dame donne aux Noirs une attaque décisive : aussi l'ancien champion du monde réagit par une contre-attaque non moins originale. 23.e7! Mais une nouvelle surprise attendait Tal. 23...f8! Toutes les menaces sont conservées et les Blancs ne peuvent liquider la menace de mat.

Après 23...xd2 24.xe8+ g7 25.xd2 tout est en ordre pour les Blancs.

Quel est le meilleur coup ? 24.a5 L'ingéniosité de Tal trouva un moyen de continuer la lutte.

Après 24.♕a5

Sur 24.e2 xf3 est simple mais cache une finesse : choix mortel entre 25.gxf3 (25.xf3 d6) 25...g5+ et dans les deux cas la Tour e7 est perdue.

24.c1 n'est pas plus agréable 24...xf3 25.gxf3 xf3 26.d2 g4+ 27.h1 g5 et il faut abandonner.

 24...d1+ 25.e1 g5! 0-1

Après 25...♕g5! 0-1 Si 26.♕b4 ♕xe7!

La pratique montre des cas d'exploitation simultanée de la septième et huitième rangée. Le Roi ne peut sortir de captivité et Dame et Tour le font mat. Un exemple classique de ce type de finale de mat se trouve dans la partie Victor Arsentievich Goglidze - Mikhail Moisevich Botvinnik, Moscow International 1935

Goglidze - Botvinnik, Moscow 1935 - Trait aux Noirs

20...f8 La partie se poursuivit ainsi. 21.b5

Les Noirs jouèrent 20...Ff8, espérant après 21.d2 c2 22.fd1 xd2 23.xd2 porter le coup mortel 23...b4 et sur le retrait de la Tour 24.dd1 la double attaque de la Tour par 24...c2-+

21...a6 22.d3 e4 23.b1?

23.d2! c2 24.c1 e6 et les Noirs ne sont que légèrement mieux.

23...c2 Sur quoi les Blancs trouvèrent le coup apparemment ingénieux. 24.a3?

Après 24.♗a3?

Mais la ruse se retourna contre eux. Botvinnik remarqua que la 1re rangée n'est pas la seule faiblesse : la 2e n'est pas assez défendue. D'où un brillant sacrifice de Dame qui va survenir après 24...xa3 25.xa3 xe2 26.xb6 ab8! 27.d6

Après 27.♕d6

27...xf1+! 28.xf1 b1+ 29.e2 c2# 0-1

Fondée en 1959 par Raoul Bertolo, la revue Europe-Echecs résulte de la fusion entre L'Échiquier de France et l'Échiquier de Turenne. Tout a commencé avec L'Échiquier de Paris (bulletin des cercles de l'Île-de-France) créé en 1946, qui a fusionné après son 60e numéro, en 1955, avec L'Échiquier de France. Ce mensuel a à son tour fusionné, après 36 numéros, en décembre 1958, avec L'Échiquier de Turenne créé en 1955, pour finalement fusionner après 41 numéros, en décembre 1958, avec le magazine Europe-Echecs créé en janvier 1959. Le nom de la revue Europe-Echecs a été choisi en raison de l'origine de plusieurs collaborateurs, les plus éminents : Ludek Pachman et Albéric O'Kelly de Galway. Puis Max Euwe, Svetozar Gligoric, Alexander Kotov, Edmar Mednis, Boris Ivkov, Alexandre Bessler, Jean Oudot... Europe-Echecs est l'une des plus anciennes revues françaises sur le jeu d'échecs encore en parution. Merci à tous pour votre soutien et votre fidélité !

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