Interview d'Anatoly Karpov

Ce n'est pas facile d'interviewer Anatoly Karpov parce qu'il est en voyage en permanence et, selon lui, ça fait 24 ans qu'il ne s'est pas reposé. Pour cette raison, le journaliste russe Yuri Vasiliev, de Sport Express, l'a accompagné dans l'un de ses déplacements.

Sur l'intérêt du championnat du monde

Karpov possède un record un peu moins connu du grand public : Anatoly a passé, lors de ses onze duels pour le championnat du monde, 780 jours devant l'échiquier. Plus de deux ans !

- Vous ne vous imaginez même pas la surcharge sur le système nerveux. Je suis resté cent dix jours aux Philippines quand j'ai joué mon match contre Korchnoï. Et l'intérêt pour la confrontation n'a pas baissé jusqu'au dernier jour. Il semblait que le monde entier était alors à Baguio : des centaines de journalistes et des fans de tous les coins de la planète... Un match aussi long est aujourd'hui clairement impossible. De nos jours, y compris un match en 24 parties paraît trop long. Selon mon point de vue, le nombre optimal de parties est de 16 ou 18, qui peuvent être jouées en 32 jours. S'il dure plus, il est difficile de maintenir l'intérêt du public et de la presse.

- Mais Kasparov et vous réussissiez à maintenir cet intérêt.

- C'était une autre époque. Les Echecs ont maintenant perdu leur aura mystérieuse et énigmatique.

- La faute aux ordinateurs ?

- Pas seulement. Parfois les joueurs d'échecs eux-mêmes endommagent beaucoup notre activité. Par exemple, celui pas si éloigné et tristement nommé « le scandale des toilettes » à Elista. Il a colossalement blessé le prestige des Echecs.

- Mais d'autre part, grâce à ce scandale, les Echecs sont apparus à la « une » des plus grands journaux du monde...

- A la « une » ? Mais sur quel ton ! Les « unes » ont disparu et la mauvaise odeur est restée... Maintenant, quand vous parlez avec des journalistes, la première chose que vous entendez des gens qui ne savent pas beaucoup des Echecs est : « toilette ».

L'ordinateur : Ami et ennemi

- On peut déjà parler de la dépendance des joueurs d'échecs aux ordinateurs. Beaucoup de grands-maîtres se sont habitués aux ordinateurs et ne peuvent déjà plus imaginer leur existence sans eux.

- On arrive à des extrêmes comiques. Vous analysez avec un collègue une certaine position et la première chose qu'il fait est de lancer l'ordinateur : « Et que dit Fritz ? ». Je réponds : « Mais attendez, nous allons nous asseoir, réfléchir, juger par nous-mêmes, trouver quelques plans et nous regarderons ensuite avec l'ordinateur. »

- Plus une fois je me suis convaincu qu'y compris de forts grands-maîtres n'ont déjà pas confiance en leur propre réflexion.

- Ce n'est pas tant qu'ils n'ont pas confiance, mais ils ne veulent plus s'embêter. Néanmoins, si vous utilisez toujours l'ordinateur, vous perdrez inévitablement la capacité d'analyser, de prendre des décisions indépendantes et vous vous transformerez en opérateur des décisions de l'ordinateur.

- On parle beaucoup de nos jours du haut pourcentage de coïncidences de la « première ligne » d'analyse des programmes avec les parties de beaucoup de grands-maîtres. Et personne ne soupçonne qu'ils trichent. Les ordinateurs ont peut-être changé la manière de penser des joueurs d'échecs.

- L'utilisation trop importante des ordinateurs pendant l'entraînement réveille parmi les joueurs d'échecs un automatisme exagéré. Par exemple, je suis convaincu qu'Anand n'a jamais pu se transformer en un joueur d'échecs génial parce que les ordinateurs l'ont asséché.

- Anand joue à une vitesse phénoménale et obtient des résultats brillants. Après sa victoire convaincante à Linares le grand-maître indien occupe la première place au classement FIDE.

- Personne ne nie l'extraordinaire talent d'Anand ni sa force pratique, mais l'abus de l'ordinateur a développé en lui un automatisme indésirable, et très fréquemment ses décisions sont superficielles, exemptes de profondeur. Je vous rappelle la fin du match en Active Chess entre Anand et Topalov à Bastia, en Corse. J'étais assis dans la salle et j'observais la partie. Une défense Sicilienne compliquée... je suggérai à mes voisins grands-maîtres le coup qui, selon moi, devait jouer Anand. Et ici, Frédéric Friedel (un des patrons de ChessBase) déclara : « Non, Vishy ne va pas jouer comme ça, parce que Fritz ne joue pas comme ça. » Et Anand, effectivement, choisit le coup indiqué par Fritz.

- Que pensez-vous de la nouvelle idée du président de la FIDE Kirsan Iliumzhinov de raccourcir le temps de réflexion dans toutes les compétitions FIDE, sauf pour les rencontres du championnat du monde, à une heure par joueur pour toute la partie ?

- Je ne sais pas ce qui pousse Kirsan Nikolaevich à des innovations semblables, mais celles-ci tuent les Echecs. Probablement que ça intéresse quelqu'un de voir des grands-maîtres commettre des erreurs élémentaires en manque de temps. Mais c'est l'annihilation des Echecs.

Malheureusement beaucoup de gens, qui ne sont pas des joueurs d'échecs professionnels et qui entourent Ilyumzhinov, exercent sur lui davantage d'influence que les professionnels. Ces gens ne comprennent pas qu'on ne doit pas constamment changer les règles, on ne doit pas constamment changer la formule du championnat du monde, on ne doit pas constamment changer le rythme de jeu.

En son temps, on a mis l'idée de faire des Echecs un sport apte pour la télévision au moyen du raccourcissement du temps de réflexion, dans la tête de Campomanes, qui dirigeait alors la FIDE. Mais le résultat a été que les Echecs n'ont pas réussi à conquérir la télévision, mais que la qualité des parties est brusquement tombée. De nos jours, il est déjà rare de voir une fin de partie bien jouée, sans erreur, parce que les grands-maîtres n'ont plus assez de temps pour jouer la finale. Alors que dans mes matches avec Korchnoi, Kasparov, Timman et Kamsky, il y a eu des finales réellement fantastiques, jouées avec des coups uniques des deux côtés.

Lire l'interview complète, en espagnol, sur le site www.chessbase.com/espanola/newsdetail2.asp?id=5013