Le pianiste des échecs (2)

Cette miniature de Mark Taïmanov contre Eduard Mnatsakanian illustre l’exploitation de trois facteurs dynamiques : la colonne « c », la diagonale a8-h1 et la manoeuvre Cge7-Cc6-Ca5-Cc4.

Deuxième partie de l'article publié dans la revue Europe-Echecs N°672 du mois de janvier 2017 dans « In memoriam Mark Taïmanov (1926 - 2016) » sous la plume de Georges Bertola. Voir, voire revoir, « Le pianiste des échecs (1) » — Le 28 novembre 2016, tandis que le match Carlsen-Karjakin se disputait à New York, l’un des plus grands joueurs et théoriciens du 20e siècle a tiré sa révérence ; Mark Taïmanov. Voici sa victoire contre Youri Averbakh lors du fameux tournoi de Zurich 1953. 

6-0 face à Fischer

Le point culminant de la carrière de Mark Taïmanov fut le match de quart de finale des Candidats qui l’opposa à Bobby Fischer, à Vancouver, en 1971. Cette défaite cinglante sur le score de 6-0 provoqua chez lui un véritable traumatisme. Lorsque je le rencontrai à Stockholm, au début des années 1990, il venait de publier un opuscule sur ce match pour démontrer que le score était vraiment flatteur pour le futur 11e champion du monde. Voici ce qu’il en disait : « Ce match dans lequel j’ai subi une défaite écrasante a eu des conséquences d’une portée considérable, non seulement sur le plan échiquéen, mais dans ma vie en général. Comme on le sait, les dirigeants soviétiques de l’époque, qui n’étaient pas forcément lucides, ont estimé que les raisons qui se cachaient derrière cette catastrophe sans précédent n’avaient pas grand-chose à voir avec les échecs, mais avec la politique et, si c’était le cas, alors il fallait me donner une leçon en punissant le coupable avec grande sévérité, afin d’éviter que d’autres ne suivent mon exemple. J’ai été à la fois dépouillé de mes titres, interdit de participation à des tournois internationaux, exclu de l’équipe de l’URSS, sans compter les difficultés financières. »

« Lorsque les Grands Maîtres jouent, ils voient la logique des coups de leur adversaire. Ces coups peuvent être si puissants qu'il ne sera peut-être pas possible de les empêcher, mais le plan derrière ces coups est clair. Ce n'était pas le cas avec Fischer. Ses coups n'avaient pas de sens - du moins pas pour nous. Nous jouions aux échecs, Fischer jouait à autre chose, appelez ça comme vous voulez. Naturellement, il arrivait un moment où nous comprenions enfin de quoi il s'agissait, mais il était trop tard, nous étions morts. » Mark Taïmanov

Réhabilitation tardive

En réalité, la lutte avait été beaucoup plus opiniâtre que ne le laisse supposer ce score terrible. Les rivaux suivants de Fischer, Larsen en demi-finale (6-0) et Petrossian en finale (6,5-2,5), se sont eux aussi écroulés psychologiquement. Selon Kasparov, in My Great Predecessors, l’explication est simple : « Mark Taïmanov est arrivé armé pour mener bataille, mais il fut incapable de résister face à l’extrême tension de la lutte. Dans les première et troisième parties, il est sorti de l’ouverture avec une position prometteuse, mais il a brûlé ses vaisseaux devant la complexité du milieu de jeu, alors qu’au cours des reprises des ajournées des deuxième et cinquième parties, il commit des erreurs graves dans des positions complètement égales. » Il fallut plusieurs années pour que Taïmanov soit réhabilité dans les publications soviétiques. En 1979, on pouvait lire dans "Le jeu d’échecs en Union Soviétique" : « Leningrad a été le berceau de nombreux joueurs doués. On ne peut passer sous silence le Grand Maître de talent et pianiste célèbre, Mark Taïmanov. Dès l’enfance, Taimanov se passionna pour les échecs et partagea tout son temps entre ceux-ci et la musique. À 19 ans, il décrocha le titre de Maître et celui de GMI au tournoi interzonal de 1952 pour y avoir partagé la 2e place. À deux reprises, en 1953 et 1971, il participa au tournoi des Candidats. »

Issaak Boleslavsky et Mark Taimanov en 1957

Prix de beauté

Le Russe était sans conteste l’un des meilleurs théoriciens de son temps. Ses apports sont nombreux. Dans la Sicilienne, il est l’initiateur d’un système qui est devenu assez populaire. Il survient après 6.Fe2 avec l’idée 6...Cge7. Il est intéressant de noter que le traité The Taïmanov Bible (Ed. Thinkers Publishing 2016) ne lui consacre pas une ligne. C’est pourtant la « version pure » de la Taïmanov. Cette miniature contre l’ancien quintuple champion d’Arménie Eduard Mnatsakanian illustre la réussite de la mise en oeuvre et l’exploitation de trois facteurs dynamiques : la colonne « c » semi-ouverte, la diagonale a8-h1 et la manoeuvre typique Cge7-c6- a5-c4. Ce sont les fondements du mécanisme de cette variante. Voici ce petit bijou de stratégie avec une conclusion tactique, d’après les commentaires de Taïmanov.

L’idée ...Cge7 dans la Sicilienne

« Un jour, durant une analyse, il me vint l’idée de renoncer à l’habituel développement précoce de la Dame sur c7 (soit le système Paulsen) pour développer plutôt le Cavalier Roi, non pas sur f6 où il est sujet à être menacé par une attaque, mais dans une position plus compliquée et flexible, sur la case e7. Cette innovation est apparue comme un enrichissement très significatif de contenus stratégiques originaux par rapport aux systèmes traditionnels. » Mark Taïmanov

Mnatsakanian,Eduard A (2430) - Taimanov,Mark E (2500), Petrosian Memorial Yerevan, 1986. Sicilienne Taïmanov [B46] — [Mark Taimanov, Georges Bertola, Europe-Echecs]

1.e4 c5 2.f3 e6 3.d4 cxd4 4.xd4 c6 5.c3 a6 6.g3

Après 6.g3

6.e2 ge7 7.e3 xd4 8.xd4 b5 9.0-0 c6 10.d2 e7 amène une autre position basique, par exemple Unzicker-Taïmanov à Wiijk aan Zee en 1981 : 11.f4 b7 12.e5 a5 13.d3 c8 14.e2 c4 15.xc4 xc4 16.ad1 c8 17.c3 b4 18.c1 0-0 19.b3 bxc3 20.xc3 c6 21.a4 a3 22.xc6 xc6 23.b6 d6 24.exd6 xd6 25.c1 e4 26.c4 b1+ 27.c1 g6 28.c2 e4 29.f2 d8 30.d1 c7 31.xd8+ xd8 32.c4 d5 33.d2 h6 34.h3 a5 35.f3 c7 36.d4 b1+ 37.h2 g5 38.b5 xf4+ 39.xf4 gxf4 40.c3 f5 41.xd5 exd5 42.d4 e4 43.f6 d4 44.xh6 e5 45.h4 d3 46.d8+ g7 47.xd3 f3+ 48.g1 e1+ 49.h2 f2 50.g3+ f8 51.b8+ e7 52.c7+ e6 53.c4+ e5 0-1 (53) Unzicker,W (2515)-Taimanov,M (2500) Wijk aan Zee 1981

6...ge7 7.g2

7.b3 permet d’éviter l’échange qui va suivre et procure le gain d’un tempo sur la Dame. Pourtant, il est évident que le Fou en fianchetto est bien placé sur g2, du moment qu’il ne limite pas l’activité des autres pièces et protège solidement le roque. De plus, il défend e4 qui en général est pris pour cible par l’adversaire et renforce la pression sur le centre et le point d5. Par contre, le Fou g2 est limité dans sa mobilité et ne contrôle plus la diagonale f1–a6, et notamment la case c4, par rapport à la ligne avec 6.e2 suivi là encore de 6...ge7, vue plus haut.

7...xd4 8.xd4 c6 9.d1 e7 10.0-0 0-0 11.e3 b5

Après 11...b5

12.f4

Le tactique 12.d5!? est une option intéressante après 12...exd5 13.exd5 b7 14.dxc6 xc6 (14...dxc6 15.a4!?) 15.d4 (15.c3 e8 16.d2 b8 17.ad1 b7 18.xc6 dxc6 19.d7 xd7 20.xd7 f8 21.fd1 ed8 22.b6 xd7 23.xd7 e8 24.b7 c5 25.b3 c8 26.a4 c4 27.axb5 axb5 28.bxc4 xc4 29.a5 f6 30.xb5 ½-½ (30) Istratescu,A (2470)-Klarenbeek,M (2375) Cappelle-la-Grande 1993) 15...c8 16.c3 e8 17.e1 f8 mais, en dépit de leur infériorité structurelle, les Noirs n’ont pas de réelles difficultés grâce à l’activité de leurs pièces Faibisovich-Taïmanov à Leningrad 1973.

12...b7 13.e2 c8 14.f2?!

Une imprécision qui n’empêche pas le Cavalier de venir s’installer sur c4. Centraliser les forces avec 14.ad1 ou 14.e5 était préférable.

14...a5! Le moment crucial.

Après 14...♘a5!

15.d1?!

Une manœuvre défensive qui est un aveu d’impuissance devant le succès obtenu par les Noirs sur le plan stratégique. Il est clair que la réplique projetée 15.b6 n’est qu’un coup d’épée dans l’eau après 15...xb6 (ou 15...e8! suivi de 16...Cc4 avec un milieu de jeu où les Noirs ont l’initiative. 16.d1 c4 17.d4 f6 18.b3 e5 19.a7 d6 20.e2 d8 21.fxe5 fxe5 22.xf8+ xf8 23.f2 c7 24.c3 c6 25.h5 e8 26.a4 g6 27.axb5 axb5 28.g4 xe4 29.b4 h5 30.f3 d2 31.xc6 xc6 32.xc6 dxc6 avec un avantage noir décisif. Prada Rubin,F-Bernal Moro,L (2400) La Coruna 1995) 16.xb6 c5+ 17.xc5 xc5 avec une finale prometteuse.

15...c4 16.d4 f6!

Après 16...f6!

Le léger manque de coordination des pièces blanches permet aux Noirs de passer des manœuvres positionnelles aux actions concrètes. La menace 17...e5 est très déplaisante.

17.c3

Peut-être fallait-il admettre l’erreur du 14e coup, même au prix d’un tempo, pour restaurer la coordination des forces avec 17.e2 e5 18.f2 et sauver l’important Fou de cases noires.

17...e5 18.a7 c7 19.h1?!

Après 19.♔h1?!

Pour éviter les ennuis tactiques qui pouvaient survenir sur la grande diagonale après 19...a8 suivi de 20...xa7. Une autre possibilité était 19.e3 xe4! 20.d5 xd5 21.xd5+ h8 22.b3 mais les Blancs n’avaient pas de réelle compensation pour le pion.

19...c6!

Un motif typique de la Sicilienne : le pion e4 est bloqué et va devenir l’objet d’une attaque après le placement de la Dame sur b7.

20.e3

La défense devient pénible. Si 20.b3 d6 21.e1 b7 22.e3?! exf4 23.gxf4 f5!

20...b7 21.c2 d5!

Après 21...d5!

Une rupture souvent thématique pour ouvrir le jeu au service des forces noires mieux coordonnées.

22.exd5 xd5 23.xd5+ xd5+ 24.g2 fd8

Après 24...♖fd8

25.fxe5?

La gaffe dans une position inférieure, nécessaire était 25.xd5+ avec quelques chances de survie.

25...xg2+ 26.xg2 xd1 Abandon 0-1.

Après 26...♖xd1 0-1

La fourchette 27...xe3 gagne une pièce après 27.fxd1 xe3+ 28.f3 xd1 29.xd1, etc.

Mnatsakanian,Eduard A (2430) - Taimanov,Mark E (2500), Petrosian Memorial Yerevan, 1986

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