Montagne de sous

Le billet quotidien d'Yves Marek sur la partie majoritaire Karpov - Reste du Monde, disputée à l'occasion du Tour de France.

Yves Marek

Au moment où l'économie frôle l'abîme, où l'avalanche des plans curieusement baptisés sociaux pèsent sur le moral comme raclettes, reblochonnades et tartiflettes sur l'estomac, le peloton nous offre aujourd'hui un bol d'air frais d'altitude en s'engageant dans une belle étape de Montagne entre Albertville et la Toussuire, en passant par les cols hors catégorie de la Croix de Fer et de La Madeleine, dansant gaiement la Tarentaise. Il ne fallait pas aujourd'hui choisir le mauvais braquet, au risque d'arrêter la course. Il y en a un qui n'a pas eu à se poser la question, c'est Fabian Cancellara, le maillot jaune du début du tour, véritable Saint-Bernard, qui a décidé de tout arrêter pour aller assister sa femme pour la naissance de leur deuxième enfant, composant un tableau aussi touchant de solidarité montagnarde que les épisodes les plus attendrissants de "Belle et Sébastien". Ses amis anglophones - sont-ce vraiment ses amis d'ailleurs?- diraient qu'avec un nom pareil, il était prédisposé à tout annuler.

Est-ce la vue de ces charmants torrents de montagne, propices à la pêche à la truite, parsemés de barrages de brindilles qui évoquent le souvenir des castors et surtout des castors juniors? Mais l'image s'impose, en ces temps de disette, en guise de montagne, de la montagne de louis d'or de l'Oncle Picsou, et avec elle, de cette liste d'équipes du Tour qui portent des noms de banques et d'assurances, laissant se superposer à la bucolique image des edelweiss, des marmottes et des mouflons, celle des coffres-forts et de la facturation prohibitive de votre dernier découvert : Cofidis, AG2R, Rabo Bank, Saxo Bank, Tinkoff Bank...

 

Les joueurs d'échecs, seuls devant leur échiquier dans un combat singulier esprit contre esprit, peinent dans un premier temps à comprendre en quoi un type pédalant sur son vélo en essayant d'aller plus vite que les autres pratique un sport d'équipe, mais une fois qu'il a utilisé les ressources habituellement réservées à essayer de comprendre comment Kramnik réussit à gagner des parties où n'importe quel grand maître jugerait la position absolument nulle, il finit par admettre qu'à cause du vent et de stratégies subtiles de peloton, le cyclisme est bien un sport d'équipe, à la condition bien sûr qu'il se trouve de généreux mécènes capables, par un étrange miracle, de dépenser des montagnes de sous qui font envie aux pauvres clubs d'échecs. La couverture médiatique planétaire justifie amplement ces dépenses, même si certaines mécènes sont spécialement malchanceux.

 

On le savait pour la voile. Parfois, la déception ne vient pas de l'équipe mais du mécène : Groupama, qui s'est ingénié dans les dernières années a privilégier à peu près systématiquement les investisssements les moins judicieux (dette grecque, actions Veolia...) a ainsi coulé avant son bateau. On peut d'ailleurs parfois se demander si le mécénat et le sponsoring, loin d'améliorer l'image des groupes n'est pas dans certains cas pour des observateurs attentifs le signe avant-coureur d'une perte de sens du réel des dirigeants, du choix d'une stratégie d'esbrouffe et de mondanité cachant mal sur la fin l'incapacité économique. Le monde des échecs ne peut que se réjouir que, grâce à la Fédération et à Jean-Claude Moingt, ce soit justement la banque française généralement la plus réputée pour le sérieux de sa gestion, BNP Paribas qui ait choisi d'accompagner les clubs.

 

Pour en revenir au sponsoring cycliste un peu malchanceux, ainsi en est-il de l'équipe Saur-Sojasun, qui semble s'être fait une spécialité d'occuper la dernière place du classement individuel général. Elle dut d'abord cette prouesse, finalement presque aussi remarquable quand elle pratiquée avec tant de constance et d'abnégation que d'être premier, d'abord à Brice Feillu, qui a commencé le Tour bon dernier, victime d'une terrible gastro, au point que les autres coureurs ont préféré le mettre en quarantaine. C'était fâcheux et de mauvais goût pour une équipe qui porte le nom d'une marque de produits alimentaires diététiques, et d'une société d'épuration des eaux, d'assainissement et de traitements des déchets. Feillu s'étant remis, le jeune Engoulvent s'est dévoué pour offrir à nouveau à son équipe cette place de choix et enviée, la seule qui permette aux gendarmes motocyclistes locaux qui ferment la marche, issus de familes de skieurs locaux, de lire à loisir  dans le dos du traînard des marques à jamais inoubliables (car il y a dans ces régions de ski près d'Albertville plus d'un gendarme Killy).

 

Il n'est pas certain en revanche, que la SAUR, ne pense pas parfois, quand elle voit ses coureurs prendre l'eau, que, pour le Tour, elle aurait mieux fait de sécher - ou plutôt de Séché, car cette entreprise, vient justement de virer son Président Joël Séché, fondateur de la société Séché environnement bâtie à la force du poignet, qu'il rêvait de fusionner avec la SAUR et qui pourra se remettre de ses échecs en investissant avec plus de succès dans les échecs.

 

Pour l'étape d'aujourd'hui, au coeur du premier domaine skiable d'Europe, c'est un doublé français avec la victoire de Pierre Rolland, suivi de Thibault Pinot, et les équipes à l'honneur sont encore Sky qui conserve le maillot jaune pour Wiggins, qui n'est plus menacé désormais par Cadel Evans, et Europcar, l'équipe de Pierre Rolland, une équipe que l'on ne peut - c'est bien connu- que ... louer.

 

Face au reste du monde, dans la partie majoritaire, inspiré par la rapacité des banques, Karpov s'apprête à encaisser un pion. Son fou noir a dévalé tout schuss la piste noire en diagonale vers b6, et, après que la Dame aura remis ses après-ski, gageons que le pion a5 sera avalé aussi vite qu'une chartreuse en haut des pistes.

 

Yves Marek

auteur de "Art, échecs et mat" (éditions Actes Sud)

Anatoly Karpov | Photo : Claude Baranton (DR)
La partie après 13. Fb6