Pour toujours faut rêver !

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ne connaîtrions pas l'indicible plaisir de feindre d'écouter un interlocuteur d'un mortel ennui avec l'air captivé, en pensant à une position éditée mentalement par les soins d'un bon génie... Par Paul Saglier

Le super grand-maître arménien Levon Aronian racontait il y a peu une discussion, d'apparence anodine, qu'il avait eue avec l'un de ses secondants. Celui-ci narrait un rêve de "grand bonheur", comme eut dit un organisateur illustre de tournois parisiens. Qu'est-ce qui dans ce rêve était la source d'une pareille félicité ?

Ce secondant, une nuit, vivait une vie paisible, très paisible, d'aucuns diraient par trop paisible. Il vivait une vie dans laquelle il n'avait jamais appris à jouer aux échecs, où le nom même du jeu n'eut alors rien évoqué de près ou de loin. Au réveil, il était très heureux que son inconscient ait de pareilles aspirations à la joie, quand bien même lui n'aurait plus d'emploi. Qu'importe, dans le fond ?

N'aie crainte, Ami lecteur, je ne te demande pas d'arrêter les échecs. Tu n'arrives déjà pas nécessairement à arrêter la cigarette. Je ne te demande rien d'autre que d'essayer d'imaginer que tu n'as jamais commencé ta drogue fétiche, nettement moins toxique que les autres, mais tout aussi addictive. Ta vie s'en trouverait-elle nettement changée ?

En 1981, le poète français Jacques Charpentreau suggérait qu'avec des "si", on mettrait Paris en bouteille. Avec des "si", nous tous très forts aux échecs, très respectables, très justes, très riches, très pleins de choses encore. Voyons un peu ce qu'avec des "si" nous verrions, SI nous n'avions jamais appris à jouer aux échecs.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ne connaîtrions pas l'euphorie des enfants et l'hystérie des adultes lors des compétitions réservées aux jeunes. Championnats d'Île-de-France, nous voilà.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, une salière et un poivrier face à face n'auraient aucune hardiesse, et le verre à vin n'aurait pas tôt fait de se transformer en Cavalier (excusez-moi, pourrions-nous avoir une autre salière ? Je joue le gambit Dame).

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, les quadrillages - inconscients d'en être - qui ponctuent la rue, la ville, la vie, les vies, les villes et les rues, ne seraient que des agencements anodins de lignes verticales et horizontales, servant docilement des desseins plus ou moins simples. Il ne nous appartiendrait pas de compter les cases, d'y mirer des batailles, d'y étaler des regrets.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ne nous serions jamais traités d' "arnaqueurs" à cor et à cri, là où nous ne sommes qu'une nuée de micro-organismes nés par hasard et néanmoins prêts à tout pour survivre, même dans un jeu et, surtout, dans un jeu, quitte à ce qu'il faille saccager l'autre. Nous ne dirions pas "espèce d'arnaqueur", mais "espèce".

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous n'aurions jamais été pris de fait pour des êtres intelligents et bons en mathématiques. Existe-t-il de bons préjugés ? Je l'ignore.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ne connaîtrions pas l'indicible plaisir de feindre d'écouter un interlocuteur d'un mortel ennui avec l'air captivé, en pensant à une position éditée mentalement par les soins d'un bon génie. Te reconnais-tu, vaillant Ami ?

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous n'aurions pas cette fameuse bande d'amis desquels on ne sait finalement pas grand-chose, mais quelle importance ! Nous avons une passion commune (déterminer si c'est utile d'en savoir tant). Soit dit entre nous !

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, une course en taxi ne serait qu'une course en taxi, là où elle peut-être l'histoire d'un taxi G7 qui emmène une dame au terminal B2 de Roissy en conduisant comme un fou. La dame pourrait aussi se prendre pour le roi et tenir des propos cavaliers, nota bene.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, trouverions-nous quand même le jardin du Luxembourg merveilleux? Moi oui, mais je ne dois pas être le seul.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous serions peut-être les rois de la décrépitude qui attendraient un Sissa qui s'appellerait Godot. La présence d'un Vladimir avec lui n'étant à ce compte que fortuite.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous n'aurions jamais essuyé la remarque "Tu adores les échecs, mais aimes-tu échouer?". En cas de doute, toujours répondre oui.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ne connaîtrions pas cette beauté de laquelle on peut rendre compte avec les mains et les yeux à tous les autres joueurs d'échecs, d'où qu'ils viennent dans le monde.

Si nous n'avions jamais appris le jeu d'échecs, nous ignorerions peut-être que dans cette société l'indigent peut donner une bonne leçon de pensée au nanti, et que l'enfant peut faire danser l'adulte.

Si je n'avais jamais appris le jeu d'échecs, je ne saurais pas qu'il faudrait 18.446.744.073.709.551.615 grains de blés pour exaucer la fourberie de Sissa, mais je serais infiniment malheureux.

Toutes ces variantes sont hypothétiques, non-dévoilées à l'analyse, omises par Stockfish. Si vous avez une réclamation, allez donc vous coucher comme la nuit porte conseil…

 

Paul Saglier a vingt huit ans, il a appris à jouer aux échecs en CM2 et a rejoint un club à douze ans. Pas un jour sans échecs depuis ! Des études de langue à la Sorbonne, et l’occasion d’enseigner les échecs s'est présentée à lui un peu par (un heureux) hasard. S'il ne joue pas très souvent en cadence classique, il adore le blitz et suit avec voracité les tournois de haut niveau. Paul Saglier adore écrire, et parler d’échecs est généralement le divertissement favori des joueurs quand ils ne jouent pas !

Paul Saglier