Psychologie & gestion de l'effort

Le stress avait fini par ronger le corps frêle de ce jeune joueur si brillant, alors âgé de 23 ans. Karpov termina ce duel intense sous le seuil critique de 50 kilos. C'était sa seule faiblesse.

Anatoly Karpov affronta Victor Kortchnoï en finale des Candidats, à Moscou, en 1974. L'enjeu était un match mondial contre Fischer. Le jeune Candidat, futur 12e champion du Monde, acheva cette finale dans un état de fatigue physique - et psychique - extrême.

Le match se jouait en 24 parties. Alors qu'il menait sur le score de 3-0, Karpov perdit successivement les 19e et 21e (cette dernière en 19 coups !) avec les Noirs. A bout de souffle, il parvint à trouver un surcroît d'énergie pour conclure par trois nulles d'affilée. Résultat final : 12,5-11,5.

Soigner son physique = soigner son mental

Artur Yussupov fut l'un des plus purs talents produits par l'Ecole soviétique. Il fut tout d'abord sacré champion du Monde Juniors en 1977, avant de devenir Candidat au titre mondial. Son témoignage confirme combien la dimension athlétique était un paramètre essentiel dans la préparation physiologique des champions de l'ex-URSS :

« Nous partions en camp d'entraînement au Centre des Sports de Podolsk. Il y avait de véritables athlètes et, comme eux, nous travaillions notre physique et notre psychisme au grand air ! C'était un aspect très important de notre préparation. Nous y allions souvent avant les grandes compétitions ».

A l'époque, il arrivait souvent que les parties s'étendent sur plusieurs jours, en raison des ajournements. De plus, les matchs des Candidats, comme les finales mondiales, se disputaient au meilleur des 24 parties.

Un culte de la victoire...

L'endurance physique (doublée d'une forte résistance au stress) est effectivement l'une des clés de la victoire : « J'ai pu également me préparer de cette façon avant le championnat du Monde Juniors d'Innsbruck, en y affrontant de nombreux sparring-partners, poursuit Yussupov. Pour la plupart, il s'agissait de forts MI. J'avais 17 ans, et après trois mois de ce travail intensif, je me suis dit qu'il fallait que je joue mes meilleurs échecs ! » Ce culte de la victoire par l'auto-suggestion était au cœur de cette discipline de fer. Les champions de l'ex-URSS devaient se forger un mental de héros invincibles. Ce qui est logique. Ils étaient investis d'une mission de propagande idéologique en Occident, comme tous les athlètes du bloc soviétique.

Il reste que les échecs ne sont pas un sport de combat anodin, comme l'a souligné Vladimir Kramnik : « Dans quel autre sport un être humain est-il soumis à un stress non-stop de cinq à sept heures ? »

Au prix d'un stress intense !

Cette répétition d'efforts intenses (on parle ici de cadence longue) a des conséquences sur le psychisme. Si l'entraîneur russe Yuri Yakovich est aussi réputé pour son expertise, c'est avant tout parce qu'il sait comment il faut polir les talents purs. Et surtout, il sait qu'il ne faut pas les épuiser trop vite.

Yakovich avait entraîné les Féminines russes aux Olympiades de Calvia, en 2004. Selon lui, « la théorie est très importante, mais il est aussi essentiel de comprendre le mental du joueur. Aux Olympiades, par exemple, si une joueuse gagne un jour, il faut pouvoir sentir si elle a besoin de se reposer le lendemain. Il existe des indicateurs : elle joue plus lentement, réfléchit plus longuement. C'est à l'entraîneur de détecter ce genre de choses ».

Tout est dit ! Le joueur d'échecs est une machine à gagner. Il ne peut être à la fois concentré sur son jeu et sur son mental, voire sur son physique. C'est à son entourage « de voir et de comprendre pour lui », en quelque sorte de s'occuper de l'intendance, soit de parfaire ce travail indispensable de gestion du stress.

Un très haut degré d'application

Où l'on commence à mieux cerner certains attitudes curieuses ou comportements douteux de champions, jusqu'alors incompréhensibles.

On l'a compris : le caractère intrinsèque ne peut être modelé fondamentalement. Autrement dit, l'entraînement intensif a ses propres limites, inhérentes à l'essence même du joueur.

Mark Dvorestsky est lui aussi l'un des meilleurs entraîneurs au monde. Il pousse encore plus loin son analyse : « Ce qui distingue réellement les joueurs : leur condition physique et leur préparation psychologique. Sur ces deux plans, tous les joueurs sont différents. Certains d'entre eux sont des combattants nés, comme le jeune Karpov. En revanche, Kramnik apprécie la « belle vie ».

Lors de son match contre Kasparov, en 2000, tout le monde se souvient qu'il avait été très exigeant dans sa préparation. Son entraîneur physique était Krylov, l'ancien préparateur de Karpov. Kramnik jouait au tennis et il avait arrêté de fumer. C'est la seule fois dans sa vie où il est parvenu à ce très haut degré d'application dans sa préparation physique et psychologique ».

La Méthode Krylov

Il y a quelques années, le Russe Valery Krylov avait avancé une nouvelle explication pour répondre à la question qui brûlait toutes les lèvres : « Pourquoi Robert Fisher a-t-il renoncé aux échecs ? »

Krylov est un entraîneur sportif réputé. Il fut notamment lauréat du prix du Comité des Sports de l'URSS pour ses recherches fondamentales en matière de préparation physique. Ses conclusions étaient sans appel : « La surcharge de travail à laquelle sont soumis les GMI peut conduire à un changement irréversible de leurs systèmes nerveux ».

Le stress prolongé en compétition aurait donc des incidences lourdes. D'où l'impératif d'apprendre à gérer son effort.

Là encore, Krylov est très clair : « Dans les années de confrontation entre les deux grandes puissances, nos joueurs d'échecs ont été formés comme s'ils étaient des soldats engagés dans une guerre atomique. La direction du KGB (les services secrets soviétiques) les a aidés, tandis que les principaux instituts de recherches du pays ainsi que des laboratoires ont travaillé pour eux. L'Institut des Problèmes Biologiques Médicaux, par exemple, a conduit les recherches pour déterminer quelles sont les conditions nécessaires à la victoire. Il y avait aussi un laboratoire pour les problèmes associés à la nutrition, et un autre pour les biorythmes. Les Grands Maîtres ont été formés comme des cosmonautes ».

Combattre le stress !

Valérie Krylov créa sa propre méthode de travail. Elle était fondée sur « la réadaptation physiologique » du système nerveux. On sait qu'il ne cessa de la perfectionner durant ses près de vingt années de collaboration avec Anatoly Karpov.

Il pointa l'importance capitale de s'assurer de la qualité du sommeil. C'est le moyen le plus approprié pour que le cerveau récupère. A haut niveau, il en va de l'équilibre psychique même du champion. Ce qu'a confirmé implicitement Kramnik : « Les scientifiques soviétiques avaient démontré que le stress excessif vécu par le cerveau humain et la perte d'énergie produite par la pratique des échecs sont comparables à la plus dure activité physique ».

Lorsqu'ils plongent dans les profondeurs de leurs analyses, les champions vont à la mine. Gare au coup de grisou !


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