Fischer - Mecking, 1970

Henrique Mecking et Robert James Fischer
« Les grandes parties du passé » par Georges Bertola. « En s’appuyant sur la puissance de son Fou b2, Fischer entreprit une attaque sur le roque ennemi dont la dangerosité a incité le jeune maître brésilien à sacrifier un pion... »

Dernière édition du livre du tournoi (2018)

L’une des particularités des échecs est de pouvoir reproduire des positions sur l’échiquier découlant d’une suite logique mais aux conséquences jugées incertaines. C’est assez comparable à des expériences en laboratoire pour les chercheurs. Dans une position identique dont on peut parvenir, par plusieurs voies notamment par la transposition des coups, il est possible de se trouver confronté à des éventualités diverses, de devoir faire des choix. Tarrasch affirmait au contraire :

Siegbert Tarrasch (5 mars 1862 à Breslau – 17 février 1934 à Munich)

« Lorsque l’avantage n’est pas considérable on s’aperçoit la plupart du temps, quand on étudie plusieurs coups, que non seulement il y en a un très supérieur mais que tous les autres sont désavantageux. Rien n’est plus difficile, au jeu des échecs que de découvrir le meilleur, le seul juste, entre plusieurs coups paraissant avoir la même valeur. »

Dans la pratique cela ne s’est pas confirmé. Si la créativité se révèle essentielle chez la plupart des grands joueurs, avec le temps, ils peuvent vérifier et utiliser leurs connaissances en s’appuyant sur les joueurs du passé car beaucoup de positions équilibrées peuvent être traitée de manières différentes. Avec l’arrivée de puissants ordinateurs, la recherche est devenue beaucoup plus pointue car les options douteuses sont écartées avec des variantes concrètes.

Dans sa jeunesse Fischer fut très influencé par un livre publié en 1956 par un maître, champion d’Ukraine, Isaac Lipnitsky « Questions sur la théorie moderne des échecs ». Il réussit à se procurer un exemplaire, mal imprimé sur du mauvais papier. Autodidacte, Bobby s’était mis à apprendre le russe pour déchiffrer les commentaires qui accompagnaient les coups joués. Donnons la parole à son biographe Frank Brady :

Le livre de Isaac Lipnitsky

« Bobby fut stupéfait de constater le nombre d’idées nouvelles suscitées par cette lecture. Lipnitsky soulignait le lien entre l’occupation des cases centrales de l’échiquier et la prise d’initiative par la mobilisation des pièces. Cette notion simple, presque rudimentaire, mais parfois difficile à mettre en œuvre dans une vraie partie. Lipnitsky ne se contentait pas d’abreuver le lecteur de nouveaux concepts, il lui donnait des exemple clairs et logiques de la façon dont il fallait accomplir ce qu’il conseillait. »

Isaac Lipnitsky (1923-1959) devait mourir de leucémie à l’âge de 36 ans. Il avait côtoyé les meilleurs Soviétiques avec des victoires contre Keres, Smyslov, Petrosian, Geller, Kotov, Taïmanov, Averbach etc.

Isaak Oskarovitch Lipnitski (19 septembre 1923 - 29 mars 1959)

Fischer sut tirer grand profit de ses expériences :

« Si l’école soviétique a fait avancer les échecs dans un nouvel âge, plus aventureux, avec des recherches plus profondes et des risques calculés, Bobby Fischer devait amener les échecs aux limites les plus extrêmes. En un sens Fischer a anticipé ce que Kasparov a décrit comme un changement qui n’a été pleinement amorcé qu’avec l’aide des ordinateurs les plus puissants au cours des années 90. En tant que joueur Fischer a consacré sa vie a une recherche passionnée de la vérité la plus précise sur le jeu d’échecs basée sur des variantes. » MI C. Pritchett

Dans sa rencontre contre Mecking, la prise de possession de la case e5, facilitée par le clouage du Fou blanc sur b5 donne une partie facile aux Blancs, ce qui fit dire au GM Soltis à propos de l’attaque « Bird-Larsen ».

« La morale de ceci devrait être claire. Les Noirs doivent essayer d’éviter le clouage du Fou sur b5. »

Aaron Nimzowitsch et Rudolf Spielmann en 1923

On ne peut parler d’une véritable influence de Nimzovitsch sur le jeu de Fischer, considéré comme un « classique » plus proche de Tarrasch qui prônait le dynamisme que la prophylaxie, mais ce qui est certain, c’est qu’en 1970, il était le joueur le mieux préparé pour affronter les matches des candidats !

Cette partie fut jouée le 8 décembre lors de la 21ème ronde du tournoi interzonal et Mecking avait encore quelques chances de se qualifier pour les candidats même si la veille il avait dû s’incliner contre Larsen.

« En s’appuyant sur la puissance de son Fou b2, Fischer entreprit une attaque sur le roque ennemi dont la dangerosité a incité le jeune maître brésilien à sacrifier un pion, confiant, car les Blancs se retrouvaient avec un pion doublé. Cependant l’infiltration de la Tour et du Cavalier des Blancs ont permis de matérialiser l’avantage forçant Mecking à capituler. » MI Medina

Henrique Mecking en 1970
Robert James Fischer en 1970

Fischer, Robert James - Mecking, Henrique, Interzonal-08 Palma de Mallorca (21), 08.12.1970. Début Bird [A03] [Georges Bertola]

1.b3 d5 2.b2 c5 3.f3?!

Un ordre de coups imprécis, par rapport à 3.e3! Ceci permet aux noirs de construire un roc avec les pions centraux pour s’opposer à l’action du Fou de case blanche car, sans l’appui du pion e, les Blancs ne disposent pas de la poussée d4 pour s’opposer aux intentions adverses.

3…c6

Les Noirs ne saisissent pas l’opportunité de jouer 3…f6! qui leur permettait de s’imposer au centre après la poussée e7-e5.

4.e3 f6

Intéressant est 4…a6!? 5.d4! (Kasparov) f6 6.bd2 e6 7.a3 qui transpose dans une position du système Colle/Zukertort

5.b5

Après 5.♗b5

Pour le GM Trifunovic la pression conjointe des 3 pièces mineures blanches sur e5 avantage quelque peu les Blancs.

5…d7

Il n’y a aucune raison de permettre la création d’un pion doublé. Voici des exemples où les Noirs jouent avec nonchalance 5…e6 6.0-0 e7 7.xc6+ bxc6 8.e5 c7 9.f4 0-0 10.f3!? (l’exemple historique Tartakower-Aztalos, Budapest 1913 se poursuivit plus tranquillement avec 10.d3 a4 11.e2 a4 =) d7 11.h3 et ici :

a) 11…xe5?? (11…f6! est le seul coup) 12.xe5 d6 13.h5 h6 14.xg7! 1-0 Odessky-Grigorov (Internet 2006)

b) 11…g6? 12.h5!

Après 12.♕h5!

12…f6 (12…gxh5 13.g3+ h8 14.xf7 mat) 13.g4!! gxh5 14.xf6+ g7 15.e8++ g6 16.g3+ f5 17.g7+ e4 18.d3 mat. Hergert-Coenenberg (Pont 1986)

Jouer plus actif pour empêcher l’arrivée du Cavalier sur e5 est intéressant après 5…g4 6.h3 xf3 7.xf3 c8 8.c4 dxc4 9.bxc4 e6 10.xf6 xf6 11.xf6 gxf6 12.a3 d8 13. xc6 xc6 14.b1 c8 15.e2 avec la meilleure structure pour les Blancs. Andersson-Hort (Las Palmas 1975) 15…a6!? =

Intéressant est 5…b6!? 6.xc6?! xc6 7.e5 c7 8.d3 g6 9.d2 g7 Sliwa-Smyslov (Budapest 1952)

6.0-0 e6 7.d3 e7

Possible est 7…d6 8.xc6 8 (8.e4!? dxe4 9.dxe4 xe4?! 10.e1 avec avantage. Alekhine) xc6 9.e5 c8 10. f4 0-0 11.d2 e8 12.f3 d7 13.xd7 xd7 14.e4 Eliskases-Dyckmanns (Krefeld 1938) et ici 14…f5!? neutralise la poursuite de l’attaque.

8.xc6

Nimzovitsch avait préféré 8.bd2 0-0 9.xc6 xc6 10.e5 et s’était vu opposé l’intéressant 10…e8!? (dans certaine variantes le Fou pointe h5 après la poussée défensive f7-f6) 11.f4 d7 12.xd7 xd7 13.e4 f6 14.f3 f7 15.a4 b6 16.ae1 Nimzovitsch-Rubinstein (Semmering 1926) aux chances égales.

8…xc6 9.e5

Après 9.♘e5

La case e5 est le pivot qui permet de déséquilibrer la position en libérant le pion f pour permettre de construire une attaque sur le roque. La position en embuscade du Fou sur b2 est parfois la clé garante du succès de l’attaque comme le montre la partie précédente Odessky-Grigorov.

9…c8 10.d2 0-0 11.f4

Une position qu’affectionnait Nimzovitsch et qui peut être obtenue en passant par l’ouverture Bird en débutant avec 1.f4. Dans une partie antérieure Nimzovitsch avait poursuivi avec 11.df3 d7 12.e2 xe5 13.xe5 e8 14.g4 f5 15.e2 f6 16.c4 e7 17.f4 = Nimzovitsch-Wolf (Karlsbad 1923)

11...d7

Le plus tranchant 11…b5 12.f3 d7 13.h3 xe5 14.h5 h6 15.xe5 f6 met presque un terme à l’attaque blanche sur l’asile Roi après 16.b2 d4 17.g3 dxe3 18.f1 (18.xh6 f7 19.f1 c4! est dangereux 20.bxc4 c5 21.h5 a5! avec du contre-jeu) h8 19.g6 g8 20.h3 f8 Kharlov-Raetsky (Russie 1999) 21.e1! et l’attaque se poursuit (la menace est 22.xh6+!) si 21...c4 22.d4! (empêche 24…c5) avec net avantage.

Logique est 11….d4!? 12.xc6 xc6 13.c4 dxe3 14.f3 d5 15.xe3 xe3 16.xe3 f6 = Mezentsev-Kharitonov (Cattolica 2019)

12.g4!

Après 12.♕g4!

« Ce coup brutal, ainsi que tout le plan d’attaque avec les pièces contre l’aile Roi, n’a été joué que parce que la variante 12…f5? 13.xg7+ xg7 14.xc6+ f6 15.xd8 xb2? 16.xe6+ semblait atténuer considérablement sa brutalité. » Nimzovitsch

Selon Alekhine ce n’est qu’une question de style, de goût, il préférait 12.xc6 xc6 13.e4 une partie Balachov-Svesnikov (Elista 1997) se poursuivit avec 13…f5 14.e2 f6 15.xf6 xf6 16.ae1 dxe4 17.dxe4 d4+ 18.h1 fxe4 19.xe4 xe4 20.xe4 xe4 21.xe4 d8 =

12…xe5

Neutraliser le Fou b2 en fermant la diagonale avec le simple 12..d4! est la recommandation de Kasparov :

a) 13.exd4?! cxd4 14.xd4? f6 15.xc6 xc6 16.xf6 xf6 17.ac1 b2 est mauvais pour les Blancs.

b) 13.xc6 xc6 14.f3 f6 15.e4 e7! et les Noirs n’ont aucun problème.

« Le succès d’une attaque de flanc dépend dans une large mesure de la situation au centre. » Lipnitsky

13.xe5

Après 13.fxe5 qui ferme la diagonale réduit l’intensité de l’attaque après 13…g5 (Alekhine) 14.ae1 d4 15.c4 b5 16.d6 xe3+ 17.xe3 dxe3 18.xc8 xc8 Belotti- Holmsten (Espagne 2001) avec une position de nullité à cause des Fous de couleurs opposes. (Kasparov)

13...f6

Intéressant est 13…g6!? 14.f3 d7 selon Kasparov, la partie Maksimovic-Cvetkovic (Champ. Yougoslavie 1990) se poursuivit avec une attaque spéculative après 15.h4 f6 16.h5? fxe5 17.hxg6 h6 18.xe5 f6 19.h5 (19.f7 xf7 20.gxf7 f7 =+) et ici 19…g7! fait mieux que résister.

14.f3 e7?!

Critique était 14…xe5 15.fxe5 et ici :

15…c7 16.Dh5 Nimzovitsch-Spielmann (New York 1927) et ici 16…e8! 17.h3 h6 18.f3 f5 et il n’est pas facile de poursuivre l’attaque blanche (Nimzovitsch).

15…f5! (GM Trifunovic) 16.exf6 xf6 17.af1 g6 18.h5!? +=

Par contre 15…a5 16. g3 g6 17.f3 ne conduit nulle part comme le remarque Nimzovitsch après 17…c3 18.af1 xc2? (18…f5!?) 19.g5! xd3 20.xh7 +- ne fait qu’accélérer l’attaque blanche.

Une analyse du MI Taylor est instructive après 14…c4!? 15.g3 g6 16.dxc4 xe5 17.fxe5 dxc4 18.xc4 f5 avec des chances égales.

15.af1 a5

Une perte de temps, le coup défensif 15…g6! permettait de lutter après 16.xf6 xf6 17.f5 exf5 18.xf5 e7 19.g3 ce8, ou 16.h3 g7! 17.xg7 xg7 18.f3 f6 etc.

16.g3!

Après 16.♖g3!

Avec la terrible menace 17.xg7+! xg7 18.xg7+ h8 19.xf7+

16…xe5?

L’erreur décisive qui permet d’ouvrir la colonne « f ». A nouveau 16…g6! (Kasparov) s’opposait efficacement à l’attaque.

17.fxe5 f5

Cette fois 17…g6? 18. f6! paralysait les Noirs alors que les Blancs poursuivaient l’attaque impunément sur l’aile Roi qu’ils dominent totalement. Par exemple 18…g7 pour être en mesure de défendre h7) 19.f3 +- (toutes les pièces attaquent, 19.h4!? GM E. Book pour saper les défenses du roque avec la poussée h5 est fort aussi) e8 20.h4 c7 21..h3 . h8 22.g5 et il n’y a rien à opposer à 23.hf3 suivi de 24.xe6.

18.exf6 xf6

Après 18...♖xf6

19.xg7+!

Une petite combinaison limpide à la Capablanca qui avait peut-être échappé à Mecking et qui permet de transformer l’avantage en une finale avec un pion de plus mais un pion doublé.

19…xg7 20.xf6 xg3 21.hxg3 e8

La réalisation de l’avantage est devenue une question de technique et cela va s’avérer impressionnant de précision de la part de Fischer.

22.g4!

Après 22.g4!

Le pion s’apprête à soutenir la Tour infiltrée dans le camp adverse.

22…a4

Sinon les blancs peuvent jouer a4 et le caractère fermé de la position n’est pas à l’avantage du Fou noir.

23.f3 axb3?!

« Plus tenace 23…e5 mais 24.g5! et la position noire n’est pas enviable. » Kasparov

24.axb3 g7?!

« Concède aux Blancs le contrôle total de la position, 24…e5 25.g5 g7 26.d6 c4 aurait permis aux Noirs d’obtenir un peu d’activité. » GM K. Müller

Après 27.b4! les Blancs conservent un net avantage.

25.g5 e5

Un choix cornélien, les Noirs veulent éviter l’installation du Cavalier sur la case e5 mais ils affaiblissent f5.

26.h4!

Après 26.♘h4!

Les pièces blanches sont plus actives et le Roi noir est privé de mobilité.

26…d7

Maintenant les pions noirs b7 et d5 ne bénéficient plus du soutien du Fou et deviennent des cibles pour la Tour blanche. Chercher à échanger la Tour est complètement perdant, par exemple 26…f8 27.f5+ g8 28.e7+ g7 29.xf8 xf8 30.xc6 bxc6 31.f2 +- ou encore 26…e4 27.f5+ g8 28.d6 e7 29.dxe4 dxe4 30.g6 hxg6 31.xg6+ h7 32.g5 d7 33.c4 +- MI Pritchett

27.d6 e6

Ou 27…c6 28.f5+ g8 (28…f7 29. xc6! transpose dans la finale précédente) et le Roi blanc peut progresser contrairement à celui des Noirs.

28.f2 f7

Le Roi cherche à trouver de l’activité, une analyse d’une revue soviétique propose 28…f8 29.e1 f7 30.b6 c8 31.b5 +-

29.b6 e7

Trop passif était 29…b8? 30.f3 e4? 31.e5+ e7 32.c6+ avec gain.

30.e4!

Fixe le pions e5 et, avec le pion c5, ils deviennent ainsi difficiles à défendre. Les Noirs se retrouvent pratiquement zugzwang.

30…dxe4 31.dxe4 c4 32.b4!

Préservant la structure, l’avantage est décisif.

32…g4 33.e3 d7

Après 33...♖d7

Quoi d’autre ? Si 33…d1 34.f5 d7 35.d6+ e7 36.xc4 xc2 37.xe5 +-

34.g6!

Elimine le pion doublé tout en créant des menaces car son acceptation engendre la chute du pion e5.

34…f8?

Une imprécision provoquée par le zeitnot mais si 34…e8 35.b5 +-

35.gxh7 xh7 36.g6+ e8 37.xe5 c8 38.xc4 d8 39.d6 g7 40.f2

Fischer atteint le contrôle du temps avec encore près de 30 minutes à sa pendule.

40…c7

Alors que le drapeau de Mecking était sur le point de tomber.

41.xc8 xc8 42.d6 1-0

Après 42.♖d6 1-0
Robert James Fischer vainqueur

Si l’ouverture suit les traces de Nimzovitsch, la conclusion est l’illustration de la fameuse affaire de technique ! Pourtant, comme devait me le rappeler Anatoly Karpov, la technique c’est d’abord comprendre où doivent se diriger les pièces pour se positionner idéalement, ce qui semble presque une évidence comme le montre cette partie exemplaire.

Depuis la 17e ronde Fischer enchaînait les victoires et, après avoir battu Mecking, il ne pouvait plus être rejoint deux rondes avant la fin du tournoi. Un petit incident eut lieu lors de la dernière ronde, le GM argentin Oscar Panno ne se présenta pas devant l’échiquier face à Bobby le samedi 12 décembre. Invoquant des raisons religieuses, Fischer avait demandé de décaler sa partie.

« Ou je joue avec tous les autres ou je ne joue pas. » fut la réponse du champion argentin. La sanction, un forfait et une petite défaite pour la laïcité…

Georges BertolaJe tiens à remercier Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles et tous les lecteurs de leur soutien. Je vous souhaite de joyeuses fêtes et bonne santé.

Fischer, Robert James - Mecking, Henrique, Interzonal-08 Palma de Mallorca (21), 08.12.1970.