Garry Kasparov reprend son coup contre Judit !

C’était à Linares en 1994. Le 13e champion du monde, Garry Kasparov, sans avoir dit « j’adoube », a repris un coup de Cavalier pour le replacer sur une autre case… Susan Polgar, grand-maître international, commente...

La triche aux échecs n'est pas nouvelle. Elle a toujours existé, sous différentes formes. Obtenir de l'aide extérieure avec un moteur n'est qu'une des formes de triche. Dans cette partie, nul autre que le légendaire Garry Kasparov aurait dû s’appliquer la règle « pièce touchée, pièce jouée ». C’était contre ma sœur Judit, le 1er mars 1994, dans le célèbre tournoi andalou, l’un des plus forts de l’époque.

« Je n'aimais pas la perspective d'être soupçonnée d'essayer de gagner une position perdue en lançant une « accusation injuste » contre une autorité aussi exceptionnelle que Garry Kasparov. Et je ne voulais certainement pas que ma toute première invitation à Linares soit la dernière. » Judit Polgar dans son livre « From GM to Top Ten » (2013).

Susan Polgar, grand-maître international commente

Judit Polgar (2630) – Garry Kasparov (2815), Linares 1994 – Tournoi Magistral (ronde 5). Défense Sicilienne variante Scheveningen [B84]

1.e4 c5 2.f3 d6 3.d4 cxd4 4.xd4 f6 5.c3 a6 6.f4 e6 7.e2 e7 8.0–0 c7 9.e1

Judit Polgar – Garry Kasparov, 9.e1

Pendant que nous préparions cette partie, nous cherchions un ordre de coups inhabituel contre la variante Scheveningen pour surprendre Garry.

9...bd7

Probablement pas la meilleure réponse, la meilleure était simplement 9...0-0. Je suppose qu'il avait peur de notre « préparation maison ».

10.a4

Il est intéressant de noter qu’un peu plus tard, cette année-là, Kasparov joua avec les Blancs une version améliorée de cette ligne avec 10.f3 et il gagna une partie convaincante contre Nigel Short. C’est un peu ce que nous avions espéré dans la partie de Judit : 10…0–0 11.h1 h8 12.a4 b8 13.g4 b6 14.g5 e8 15.g2 b7 16.b3 d8 17.h4 g6 18.b2 g7 19.d1 c8 20.f5 e5 21.f6 exd4 22.fxe7 xe7 23.xd4 f6 24.d2 fxg5 25.xf8+ xf8 26.xd6 e5 27.xb6 gxh4 28.d5 xd5 29.xd5 e8 30.h3 c7 31.e6 xe6 32.xe6 c6 33.g5 d6 34.d5 b4 35.f6 xf6 1–0 en 42 coups Kasparov-Short à Moscou 1994.

10...b6 11.f3 b7 12.h1 d8 13.e3 0–0 14.g3

Le mauvais timing pour jouer ce coup car il laisse le pion e4 vulnérable. Il fallait commencer par le meilleur 14.g1.

14...c5

Judit Polgar – Garry Kasparov, 14...c5

15.f5

Un moment logique pour pousser le pion « f », puisque le Cavalier noir vient de s'éloigner de d7. Et donc, il ne se concentre plus sur la case e5. Le direct 15.e5? échouait à cause de 15...dxe5 16.fxe5 fe4 17.xe4 xe4 et si 18.f4? g5.

15...e5!

La réponse correcte.

16.h6 e8 17.b3 d7!

Après l'échange avec 17...xb3 18.cxb3, les Blancs sont mieux, malgré les pions doublés sur la colonne « b ». Les Noirs ne pourront pas libérer leur position en perçant avec d6-d5.

18.ad1 h8 19.e3 ef6?!

Le plan correct était 19...c8, préparant la poussée b6-b5.

20.f2! fe8

Judit Polgar – Garry Kasparov, 20...fe8

21.fe1?!

C'était le moment de jouer 21.g4! À cette époque, Judit a gagné d'innombrables parties dans un style impressionnant avec son coup favori g2-g4, et dans différentes ouvertures. Les Noirs auraient dû réagir immédiatement en sacrifiant un pion pour s’activer et chercher du contre-jeu : 21...d5! 22.xd5 xd5 23.exd5 e4!, mais après le correct 24.g2!, les Blancs ont encore l’avantage. Il serait trop gourmand d'accepter le 2e pion avec 24.xe4?, les Blancs ayant une forte attaque après 24...f6 25.f3 xd5!! et si 26.xd5? xd5! 27.g1 xe3 28.xe3 c6.

Si elle avait joué contre quelqu'un d'autre que Kasparov, Judit aurait probablement joué g4 sans aucune hésitation. Elle était clairement intimidée par son célèbre adversaire, ce qui a également affecté ses actions, ou plutôt son « manque d'action », plus tard dans la partie...

21...f8 22.g5?!

Comme les moteurs le montrent aujourd'hui, 22.d2 était mieux et après 22...b5 23.axb5 axb5 24.xb5 xc2 25.c1, il serait trop risqué de continuer à chasser les pions avec 25...xb2?, en raison de 26.b1 c2 27.ec1 a2 28.e1! et les Noirs ont des problèmes (mais pas 28.c7? e7 29.xb7 c5! 30.xc5 dxc5 et les Cavaliers blancs sont en difficulté).

22...h6 23.h4 c8 24.f1 e7 25.d2 c5 26.b3 b4

Judit Polgar – Garry Kasparov, 26...b4

27.e2?

Jusqu'à présent, tout allait bien pour Judit, mais ce coup était une grave erreur. Il perd un pion et elle se retrouve dans une position pratiquement perdante. Le meilleur choix était 27.f2.

27...xe4! 28.xe4 xe4 29.xe7 xe7 30.f3

30.xa6 xc2 31.xe4 xb3 ne valait pas mieux.

30...ef6 31.xa6 ee8 32.e2 g8 33.b7 c4 34.d2 xa4 35.xd6 xc2 36.d2

Judit Polgar – Garry Kasparov, 36.d2

Et soudain, le choc !!

C’est le moment clé de cette partie. Judit n'avait plus que 2 minutes pour atteindre le 1er contrôle du temps au 40e coup, alors qu’il restait 5 minutes à Garry. Voici comment elle a raconté ce qui est arrivé ensuite dans son livre « From GM to Top Ten » : « Dans cette position, Kasparov a joué 36...c5, mais il a ensuite remis le Cavalier sur d7. Cela n'a duré qu'un instant, mais cela s'est produit devant de nombreux témoins. Le célèbre organisateur de Linares, Don Luis Rentero, et l'arbitre en chef Carlos Falcon étaient debout à côté de l'échiquier, la zone réservée aux spectateurs était pleine et il y avait même une caméra à distance qui filmait la partie ».

Je faisais partie de l’assistance et de ceux qui ont vu de leurs propres yeux, avec une totale incrédulité, ce qui venait de se passer. Judit poursuit : « J'ai rapidement regardé Garry, puis j'ai tourné mon regard vers Rentero et Falcon, de manière à leur indiquer que quelque chose d'anormal venait de se produire. J'étais convaincue que Garry avait retiré ses doigts de son Cavalier, avant « d'annuler » lui-même son coup. »

Judit explique encore : « Pendant que je regardais autour de moi, abasourdie, Garry continuait à réfléchir. Je suppose qu'il se demandait lui-même si ses doigts avaient vraiment lâché le Cavalier et qu'il attendait de voir si moi ou l'arbitre ferions un commentaire. »

36...f8?

Après trois minutes de réflexion, Kasparov a joué ce coup. C’est le résultat de la règle : « Pièce touchée, pièce jouée ». Il est peut-être un peu meilleur que 36...c5, mais le mieux consistait à jouer l’autre Cavalier. En conséquence, il a manqué 36...g4! 37.e4 df6 38.xf6+ gxf6! avec un avantage gagnant.

Après son coup initial 36...c5, clairement, Garry a vu la simple fourchette du Fou avec 37.c6 et a rapidement regretté de l’avoir joué. Toutefois, comme les analyses post-partie l'ont montré, les Noirs pouvaient se sauver miraculeusement avec l'élégant 37...h4! 38.xe8 g4 39.f3 f2+ 40.g1

Diagramme d’analyse

Judit Polgar – Garry Kasparov, 40.g1

40...h3+! et les Noirs forcent l’échec perpétuel avec 41.h1 (mais pas 41.gxh3??, car ils se font mater par 41...f2+ 42.h1 g2 mat) 41...f2+. Et la partie a continué…

37.e4 8d7

Judit était totalement perturbée et en colère par ce qui venait de se passer. Elle a perdu sa concentration et a fini par perdre, sans montrer une grande résistance. Pourtant, sa position était encore ok après le simple 38.h3.

38.xf6+?

Les Blancs gagnent un pion, mais ils perdent la partie. L’attaque noire à l’aile-Roi arrive trop vite.

38...xf6 39.xb6 g4

Les Noirs ont trop de menaces : f2+, a4-f4, et le pion « e » avance rapidement. 39...h4 était aussi gagnant.

40.f1 e4

40...f2+ était plus « forçant ».

41.d5

Judit Polgar – Garry Kasparov, 41.d5

41...e3

Le pion « e » est simplement trop fort.

42.b3 e4 43.xc2 xc2 44.d8

Sans espoir était 44.de1 e2 45.f3 d2 46.g1 e3 47.f4 e5.

44...xd8 45.xd8+ h7 46.e7 c4

Judit Polgar – Garry Kasparov, 46...c4

Abandon 0–1. Après 47.e1 f4 48.g3 f3+ 49.g1 f2+ suivi du mat.

Et Garry s’en est sorti indemne…

Étant donné que l'arbitre en chef se tenait juste à côté de l'échiquier, car les deux joueurs étaient en zeitnot, et observait tout ce qui se passait, il était de son devoir d'intervenir et de « rappeler » au champion du monde la « règle qui interdit de reprendre son coup ». J'ai senti que M. Falcon était probablement tout aussi incrédule et devait douter de ce qu’il avait vu de ses propres yeux, car Judit n'a pas protesté formellement. Susan Polgar

L’incrédulité de l’arbitre et du public...

Personne de l’assistance ne pouvait croire que ce qu’il avait vu s’était réellement produit. Cela semblait si irréel, nous étions tout simplement hypnotisés par cette scène. Judit explique également dans son livre les raisons complexes pour lesquelles elle a fini par ne pas formuler officiellement sa protestation. Elle a senti qu’elle était surclassée à ce stade. Sa position était objectivement perdante avant 36...c5. De plus, il ne lui restait que deux minutes pour atteindre le 40e coup et elle craignait de perdre au temps, en cas de demande d'annulation du coup de Garry. Cela n’est pas arrivé mais le pire qui aurait pu se produire était que Garry obtienne 2 minutes supplémentaires, dans ce cas. Après la partie, la vidéo a été regardée. Elle a effectivement montré que Kasparov avait relâché le Cavalier après l’avoir posé sur la case c5, même si ce n'était qu’une fraction de seconde. Cependant, après la signature des feuilles de match, il était malheureusement trop tard pour se plaindre. Susan Polgar

Judit Polgar (2630) – Garry Kasparov (2815), Linares 1994

La revue Europe-Echecs - La référence francophone du jeu d'échecs
https://www.europe-echecs.com/la-revue-europe-echecs.html
Lire un exemplaire gratuit de la revue "en ligne"
https://www.europe-echecs.com/mag/html5/683FR/index.html
Abonnements et tarifs : https://www.europe-echecs.com/abonnement.html

Jouez sur Simple Chess https://www.europe-echecs.com/jeu-direct.html
Google Play https://play.google.com/store/apps/details?id=com.simplechess&hl=FR
Simple Chess App Store https://apps.apple.com/fr/app/simplechess/id394634657


Publié le , Mis à jour le

Réagir à cet article

Haut de page ▲
Pour commenter cet article, connectez-vous ou créez votre compte.

Les réactions (13)

  • Emmanuel1968

    Kamsky qui avait écrasé Kramnik (3 victoires à 0, dont un gambit Botvinnik hallucinant) dans le championnat officiel de la FIDE ne l'a d'ailleurs toujours pas digéré.

  • Emmanuel1968

    Ici c'était l'impunité d'un champion du monde qui jouait en sa faveur ; tout comme le choix de jouer Kramnik (qui avait été éliminé par Shirov en demi-finale de "son" championnat du monde, de belle manière d'ailleurs) en finale en 2000. Le match n'avait en réalité aucune légitimité, pas plus d'ailleurs que le refus de Kramnik de jouer un match-revanche contre celui qui l'avait fait roi.

  • Emmanuel1968

    J'ai le souvenir aussi que Kasparov dans une partie rapide avait roqué après avoir joué sa tour à deux reprises (Th4 ou Th 5 puis Th1 suivie de 0-0) ; il impressionnait tellement les adversaires que personne n'avait mis en doute la correction de ses coups.

  • tournesol64

    oui, c'est hallucinant.

  • Herlebald

    il n'a pas triché, il n'a pas respecté les règles ha ha ha !
    J'adore la vision des choses de certains....