Intelligence artificielle ou apprentissage profond ?

Pas une journée depuis près de cinq ans sans que le terme «intelligence artificielle» n’ait fait irruption dans nos vies ; avec son lot de croyances, de fantasmes et de réalités... Par Philippe Mouttou.


Intelligence artificielle ou apprentissage profond ?

Pas une journée depuis près de cinq ans sans que le terme «intelligence artificielle» n’ait fait irruption dans nos vies ; avec son lot de croyances, de fantasmes et de réalités. Alphazero a battu Stockfish – AlphaGo a battu Lee Sedol... la Machine a vaincu l’homme... il faut changer les règles... il faut renoncer !

Je ne vais pas tenter une énième fois de définir le mot intelligence, ni replacer les concepts d’intelligence artificielle dans leur ensemble. Des gens plus brillants que moi l’ont déjà fait. Depuis 2012, l’irruption de l’apprentissage et de l’apprentissage profond (1) dans le monde du traitement massif des données a changé la donne. Avons-nous fait un immense pas vers l’intelligence artificielle, capable de rivaliser, voire de remplacer en tout temps et en toutes circonstances l’homme ? J’ai une opinion toute personnelle sur le sujet, mais je laisserai le lecteur tirer sa propre conclusion.

L’apprentissage et l’apprentissage profond sont des techniques utilisant, selon de nombreuses variantes, des approches mathématiques pour mieux décrire la cohérence de données disponibles et ainsi les structurer, les classer et donc les analyser voire plus simplement les décrire. Finalement l’idée est assez simple, si j’ai une méthode pour apprendre sur un ensemble de données très différentes ce qu’est une table, je finirai par reconnaître tout le temps une table quelle que soit la table que je verrai. C’est la magie de l’apprentissage et de l’apprentissage profond de nous montrer que cela est aujourd’hui possible.

Apprentissage et apprentissage profond sont en fait deux sous-ensembles assez réduits de l’intelligence artificielle. Il en existe bien d’autres : la modélisation, la perception, le raisonnement, l’analyse sémantique, la sémantique, l’ontologie. Et le lecteur, sans être trop averti, voit bien que nous nous échappons très vite du simple traitement de données et de sa mise en équation pour toucher des domaines où neurosciences, mathématiques, physique, sociologie, linguistique, voire philosophie s’entremêlent...

« Si apprendre seulement rendait plus intelligent, ça se saurait... »

Il y a bientôt vingt ans, une génération de brillants inventeurs a décidé, sans trop se concerter d’ailleurs, qu’il y avait une voie non encore explorée pour atteindre un certain Graal industriel, l’intelligence artificielle, la voie issue de la connaissance universelle. C’est en effet un Graal industriel que de croire que cette technologie permettra aux hommes de mieux vivre et qu’elle va révolutionner l’industrie des objets du quotidien de demain – mais cela est un autre sujet.

Parlons plutôt du chemin que de la quête, consacrer sa vie au savoir comme le fit Pic de la Mirandole, c’est aujourd’hui, pour les systèmes que les GAFA (2) nous proposent, décrire et collecter tout et absolument tout ce que nous générons comme données quotidiennement... de cet universalisme classé, structuré jaillirait donc la connaissance absolue « salvatrice ». C’est le pari que l’apprentissage profond de données et sa compréhension quasi complète, dans quelque domaine que ce soit, permettent de développer la connaissance, le raisonnement et donc la prise de décision. Les Échecs s’y prêtent finalement très bien car c’est un vaste monde de données certes mais dont la complétude est connue. Et c’est ce pari fou que cette bande de géniaux inventeurs semble en passe de réussir.

Il reste au moins deux points dont finalement peu d’entre nous parlent :

- Ces systèmes sont souvent des boîtes noires, leur réplicabilité est peu connue, peu maîtrisée. Comment en faire des systèmes fiables, certifiables, de confiance – nous ne savons pas aujourd’hui.

- On connaît finalement à partir de ce que l’on a appris, le champ de l’apprentissage est fini ; le monde dans sa diversité est souvent infini (ce qui n’est pas le cas des Échecs par exemple). On parie sur le fait que ce fini « très très grand » dont on a appris, nous permet de percevoir l’infini et ne nous expose pas à l’évènement infinitésimal, inclassable, intraitable... si un tel système gérait seul votre prochain avion, votre prochaine voiture, l’utiliseriez-vous ?

L’apprentissage par renforcement est une approche pour forcer une structure d’apprentissage – schématiquement n’apprendre que ce qui permet d’atteindre le but recherché (gagner dans une partie d’Échecs par exemple), mais personne ne sait expliquer aujourd’hui sa reproductibilité dans des environnements nouveaux. Apprendre de ses erreurs...

Mon jeune fils de trois ans m’avait un jour surpris. Il y a plein de manières de s’assoir sur une chaise, mais celles de notre salle à manger ont un espace entre le dossier et l’assise ; petit et légèrement vacillant sur ses petites jambes, il avait imaginé passer par là pour s’assoir et pourtant personne ne lui avait jamais suggéré une telle idée, un peu saugrenue. Il ne le fait plus aujourd’hui, problème d’encombrement...

L’inné, l’intuition, le bon sens coexistent avec notre apprentissage. Apprentissage et apprentissage profond ne nous permettent pas de comprendre pourquoi finalement avec peu de données nous prenons des décisions parfois uniques et tellement efficaces. Le champ de l’intelligence artificielle dite forte est immense. Mais dans les enjeux du monde qui s’ouvre à nous, celui de la révolution du numérique, le positionnement qui consiste à établir que sans les données rien n’est possible, est un choix d’écriture du futur qui nous projette vers une économie maitrisée par les détenteurs de données, et limitent les capacités d’exister des autres...

Il y a d’autres voies en dehors d’un plafond de verre artificiel qui définirait un monde gouverné par le seul apprentissage et les données. Une partie d’échecs reste un affrontement d’hommes, où l’émotion, la prise de risque et les sensations ont autant de place que la seule connaissance, ce charme-là est celui de nos vies ; à nous de comprendre que notre futur reste à écrire.

Philippe Mouttou, joueur d’échecs amateur, travaille pour un grand groupe industriel français. Il s’intéresse aux technologies futures. Il est également enseignant en Analyse des Données à Mines – Paristech - Ecole des Mines de Paris. Il intervient en France et en Europe dans de nombreuses conférences et participe à de nombreux groupes d’expertise technique Nationaux et Européens.

Philippe Mouttou

(1) Apprentissage et Apprentissage profond sont les traductions françaises de Machine Learning et Deep Learning.

(2) GAFA : Google Apple Facebook Amazon


Publié le , Mis à jour le

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Les réactions (5)

  • armaout

    Bonjour, je ne comprends pas toujours bien ou veut en venir M. Mouttou. Si il veut dire qu'il y a beaucoup de fantasmes autour de cette question , oui je souscris, et aussi quand il dit qu'on comprend mal pourquoi certaines approches comme l'apprentissage profond fonctionnent. . Par contre quand il dit que cela ne va pas révolutionner le quotidien, je le pensais aussi jusqu'il y a peu, mais les résultats d' alphago 2.0 me font maintenant penser le contraire. Je vois mal comment les potentialités d'une technique qui permet à un logiciel d'apprendre tout seul à jouer très très bien au Go ou au échecs, seraient si réduites. Enfin je n'ai pas compris qu'il s'agisse d'IA forte puisqu'il s'agit d'une machine qui joue mieux d'autres logiciels mais qu'il n'y a aucune sur le fait que Alpha Go 2.0 ne puisse pas perdre aussi plus tard contre une éventuelle machine plus forte. Bref AlphaGo II ne joue pas nécessairement parfaitement ou tout au moins on n'en sait rien. Cdlt

  • Caravelle

    Si alpha avait commis des erreurs il n'aurait pas collé 27.5/0 à Stockfish.

  • LePandaRoux1

    Mon avis perso que le cerveau artificielle arrive durant ce siècle et on sera dépassé largement. Est-ce un danger ? Possible si mal maitrisé. Quand à AlphaZero il n'est pas parfait car après avoir vu quelques parties avec quelques analyses (pas de moi je précise), il commettrait quelques erreurs (mais rares toutefois). A confirmer même si je doute qu'il soit parfait comme programme.

  • Caravelle

    Ce qui est étonnant est que Alpha zero semble contenir 0 bug.
    C'est rare pour un logiciel !
    Voire même unique ?
    Mais s'il en contenait, qui serait capable de réparer la machine ? Ca me depasse.

  • stantigone

    Merci @ EE et à monsieur mouttou pour cet article très intéressant !