Le clouage

Une partie peut tomber malade d'un clouage. C'est ce que nous apprend cette partie qui nous permettra de voir au passage d'autres notions appartenant à la culture générale permettant de jouer aux échecs.

Le clouage, petite pièce d'un grand puzzle

Article de Sylvain Zinser (1936-2013) paru dans la revue Europe-Echecs N°403 de juillet/août 1992 sur le « clouage », destiné plus particulièrement aux joueurs débutants.

À quoi peut-on comparer une partie d'échecs ? Conçu comme un jeu de la guerre, on a même voulu y voir une méthode didactique pour l'éducation d'un jeune prince, mais finalement, c'est un théâtre de la vie où des marionnettes exécutent les figures du destin.

À l'image de la vie, la partie d'échecs connaît sa phase de développement qui va conditionner son avenir. Bien conduite, elle connaît un véritable plan de carrière, les grandes lignes stratégiques qui guident son déroulement - elle connaît ses péripéties, ses accidents, ses réussites, ses maladies, ses promotions, autant d'éléments que l'on peut résumer en un seul mot : la tactique. Et comme les vieilles pierres, elle connaît l'usure du temps - on dira volontiers d'une position qu'elle est en ruines, - et l'on retrouve en finale les structures de pions érodées autour desquelles la partie s'est construite et a vécu !

En fait, ce sont deux vies qui s'imbriquent et s'opposent au sein d'une seule partie et la représentation la plus authentique de la vie est celle offerte par le vaincu dont la défaite peut symboliser la mort. Et cette mort peut avoir des causes identiques à celles mettant un terme à la vie : accidentelle, par suite d'une gaffe, la maladie pour sa part est représentée par les attaques auxquelles on résiste plus ou moins bien, l'usure inexorable du temps étant figurée par la lente désintégration stratégique d'une partie compromise et qui conduit à une véritable chronique d'une mort annoncée. Le merveilleux que ne connaît pas la vie, c'est l'élément ludique, et les échecs-jeu ne seraient-ils finalement pas plus beaux que les échecs-sports ? La simulation permet de se recréer, et tout perdant a autant de nouvelles chances qu'il a la volonté de les tenter. Il suffit de remettre les pièces sur leurs positions de départ...

Capablanca,Jose Raul - Schroeder,A. New York (10), 1916. Gambit de la Dame [D63] par Sylvain Zinser dans Europe-Echecs N°403 de juillet/août 1992.

1.d4 d5 2.f3 e6 3.c4 f6 4.c3 bd7 5.g5

Une position qui pouvait être atteinte de bien des façons, par exemple : 1.d4 d5 2.ç4 e6 3.ç3 f6 4.g5 bd7 5.f3 ou 1.d4 f6 2.ç4 e6 3.f3 d5 4.ç3 bd7 5.g5, etc. 5.g5 pose un premier clouage absolument théorique et qui, de ce fait, ne présente pas de danger réel pour les Noirs. Son but est double :

1) Sortir une figure avant de constituer la chaîne de pions centrale par e2–e3. 5.e3 enfermerait le Fou que les Blancs devraient alors développer en b2, ce qui serait d'ailleurs parfaitement jouable pour eux ! 5.f4 suivrait la même idée que 5.g5.

 2) Exercer une certaine pression sur le pion d5, ce que ne ferait pas 5.f4, même si, pour le moment, celle-ci n'est pas très sensible. En outre, le g5 guette une occasion favorable de s'échanger contre le f6 - ce sera le cas plus tard, mais il ne faut pas le faire sans une bonne raison valable, l'échange systématique des Fous contre les Cavaliers comme le pratiquent certains débutants échaudés par des fourchettes mémorables, est une horreur stratégique - ou contre le Fou-Roi noir qui va presque immanquablement déclouer son Cavalier, les Blancs échangeant ainsi leur mauvais Fou contre le bon Fou adverse.

La notion de bon et de mauvais Fou appartient au code de la stratégie. Qu'il suffise de savoir qu'un Fou est bon quand il ne bute pas sur ses pions, et, inversement, il est mauvais quand son horizon est limité par les pions de son camp placés sur sa couleur.

5...e7

La manière la plus naturelle de déclouer une pièce. C'est la raison pour laquelle on préfère ce coup au développement plus actif 5...b4. Le rôle traditionnel des Noirs dans l'ouverture est en effet plus de chercher à égaliser patiemment que de chercher à prendre brutalement l'avantage par des actions inévitablement risquées. Néanmoins, cette conception académique est volontiers battue en brèche de nos jours par les joueurs modernes leur irrespect, confèrent au jeu d'échecs une dimension nouvelle.

6.e3 0-0

Après 6.0-0

Un diagramme pour illustrer au passage la notion de bon et mauvais Fou. La structure de pions au centre détermine la valeur des Fous: Pour les Blancs : le f1 est bon en dépit du pion ç4 qui peut disparaître à tout moment par l'échange ç4xd5 ou d5xç4, puisque les pions centraux (d4 et e3) sont sur des cases de couleur opposée à la sienne. En revanche, pour cette raison même, le g5 est mauvais, mais c'est purement théorique car il a été développé extra-muros, et dans la réalité, il n'est pas plus mauvais que son collègue ! Pour les Noirs : le Fou-Roi est bon puisque les pions d5 et e6 sont sur la couleur opposée à la sienne et le Fou-dame est mauvais, car avec leur temps de retard, les Noirs n'ont pas eu la même liberté de le développer avant de construire leur structure de pions centrale. Portons un premier jugement sur la position : les Blancs sont légèrement mieux du fait d'un développement plus harmonieux. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les positions et l'action des différentes pièces dans chaque camp. - Les Cavaliers blancs sont plus activement placés en ç3 et f3 que leurs homologues noirs, en particulier le d7 qui ne contrôle aucune case située dans le camp blanc et dont le développement doit être considéré comme purement défensif. - La position des Fous respectifs est encore plus révélatrice... Une fois le Fou-Roi blanc placé en d3, il aura une belle diagonale ouverte sur h7 alors que le Fou-Roi noir ne menace rien et se contente de s'interposer pour déclouer le f6. La situation du ç8 est pire encore : il n'est pas développé et ne dispose encore d'aucune case même dans son propre camp.

La phase de développement n'est pas terminé. Le développement futur des Tours n'apparaît pas encore, mais il semble assez évident que du fait de la position resserrée de leur camp, les Tours noires auront plus de mal à trouver des positions actives que les Tours blanches. Pour cette même raison d'avantage spatial, la Dame blanche aura plus de chances de bénéficier d'un développement actif que sa noire cousine, Reste la position des Rois : le Roi noir est théoriquement un peu plus en sécurité car il a déjà roqué, alors que le Roi blanc est encore au centre, ce qui ne signifie pas qu'il n'y soit pas pour le moment en sécurité. Enfin, les structures de pions réciproques : l'avantage du trait (le droit de jouer le premier coup) a permis aux Blancs de constituer un duo central (ç4 et d4) plus dynamique, et il faudrait que le pion noir soit poussé en ç5 pour que le joueur en second obtienne une structure de pions équivalente. Mais cela prend du temps que les Blancs peuvent mettre à profit pour monter une attaque. On aperçoit ici que l'avantage du trait est plus important qu'il n'y paraît et exige des Noirs une attention de tous les instants avant d'égaliser et de construire ensuite leur propre jeu.

7.♖c1

Une règle importante veut que si le roque est une bonne chose en soi, il y a parfois des priorités qui le relèguent au second plan. Nous sommes ici en plein cours des subtilités d'ouverture: les Blancs ne veulent pas encore développer le f1, car après le coup naturel 7.d3, les Noirs jouent 7...dxç4! et sur 8.xç4 les Blancs ont perdu un temps, le Fou ayant joué deux fois de suite dans l'ouverture. 7.çxd5 était un bon coup permettant 8.d3 en évitant les inconvénients précités. Mais à l'époque où cette partie fut jouée, la Variante d'échange n'était pas encore reconnue comme une arme à part entière. Le coup du texte est un excellent coup d'attente en prévision de l'ouverture de la colonne ç, que les Blancs échangent en d5 ou les Noirs en ç4. Dans le Gambit de la Dame (pions blancs ç4 et d4 contre pion noir d5) la colonne ç est une des principales voies d'attaque ouvertes en direction du camp noir.

7...a6

Les coups suivants vont révéler l'idée des Noirs qui est de développer commodément leur mauvais Fou en b7 (en fianchetto). On joue cependant plutôt 7...ç6, et Capablanca a lui-même imaginé une intéressante méthode pour développer le ç8 sur sa diagonale d'origine : 8.d3 dxç4 9.xç4 d5 10.xe7 xe7 11.0–0 (Les Blancs peuvent éviter les échanges par 11.e4!?) 11...xç3 12.xç3 (Si 12.bxç3, la colonne ç est fermée, et les Noirs pourront facilement se dégager en jouant ç6–ç5.) 12...e5 avec une position captivante où les Noirs n'ont toutefois pas encore résolu tous leurs problèmes d'ouverture, mais ils sont en bonne voie !

Le coup du texte, qui n'a jamais été très populaire, est connu sous le nom de Variante Henneberger, du nom du joueur suisse qui imagina ce plan de développement. Trois coups principaux sont considérés par la Théorie : 8.çxd5 qui prévient très simplement la manœuvre libératrice adverse, 8.ç5!? un coup un peu anti-positionnel, car la fermeture précoce du centre permet aux Noirs de chercher plus facilement du contre-jeu par e6–e5, et 8.a3, un simple coup d'attente pour voir l'attitude que vont adopter les Noirs.

8.c2

Un autre coup d'attente valable. Les Blancs veulent attendre que les Noirs n'aient eux-mêmes plus de coups d'attente valables et soient forcés de se résoudre à l'échange en ç4 pour développer le f1 en un seul temps. Dans cette lutte des temps, les Blancs disposent encore de a3 et h3, et les Noirs de ç6, h6 et Te8.

8...e8

Les Noirs traitent le début sans trop de précision. Il fallait jouer 8...h6 9.h4 dxç4 10.xç4 b5 11.d3 ç5. Remarquons que le coup h6 est très utile : il prévient l'attaque ç2 et d3 menaçant h7 et rend ainsi sa liberté d'action au f6.

9.♗d3

Après 9.♗d3

Les Blancs ne cherchent plus à jouer au plus fin (9.h3 ou 9.a3) et ils rentrent immédiatement dans la partie. Au lieu d'échanger en ç4, les Noirs auraient mieux fait de placer d'abord h6.

9...dxc4 10.♗xc4 b5

C'est l'idée du 7e coup noir. Le ç8 trouve une excellente case en b7.

11.d3 b7

Le coup libérateur 11...ç5 est pour le moment impossible à cause de l'attaque portant sur h7 : 12.xf6! xf6 13.e4! et si 13...xe4 14.xe4 avec attaque double contre la a8 et le pion h7.

12.a4!

Le coup type dans cette formation de pions à l'aile-Dame : les Blancs veulent obtenir un éclaircissement dans ce secteur, que ce soit par un échange ou par une stabilisation. Les Noirs optent pour cette dernière.

12...b4

Après 12...b4

13.xf6!

On constate ici le Fou en g5. Si le ç3 joue, les Noirs n'ont plus de soucis après 13...ç5.

13...♘xf6 14.♘e4 ♘xe4 15.♗xe4 ♗xe4 16.♕xe4 c5

La position s'est considérablement simplifiée, ce qui, par principe, est dans l'intérêt de la défense. Les Noirs sont pratiquement forcés de jouer ce coup libérateur avant qu'il ne soit empêché par 17.ç6!.

17.dxc5 ♕a5 18.b3 ♗xc5

Les Noirs ont regagné le pion, mais comme on n'a généralement rien pour rien, ils ont dû dégarnir leur aile-Roi qui est maintenant l'objet d'une attaque directe. Notons que les Blancs ont toujours eu des coups plus utiles à jouer que le roque !

19.g5!

Après 19.♘g5!

 19...h6

Sur l'autre défense 19...g6, les analystes ont donné la variante suivante: 20.f3 f8 21.xf7 (21...xf7? 22.xa8+), mais après 21... g7! la situation n'est pas parfaitement claire : 22.ç6 xe3!? 23. fxe3 xf7, ou 22.b7 ab8! Sur 20. h4 h5 les Noirs doivent pouvoir se défendre, car le coup d'attaque-clé dans ce type de position, 21.g4, est contré par 21...e7! avec un clouage gênant du g5 forçant les Blancs au terrible affaiblissement de la position de leur Roi par 22.f4.

20.♕h7+ ♔f8

Sur 21.e4 les Noirs pouvaient se défendre par 21...b6 22.h8+ e7 23.xg7 f5! 24.g3 d3! et un fort contre-jeu. C'est la raison pour laquelle le jeune Cubain (il avait 28 ans) se décide à sacrifier le Cavalier pour attirer le Roi adverse au centre. La variante forcée est facile à calculer. Qu'un clouage finisse par jouer le rôle capital de la partie n'était certainement pas expressément prévu, mais il se présente comme une conséquence logique de l'action blanche, et Capablanca va l'exploiter avec une grande virtuosité.

21.h8+! e7 22.xg7 hxg5 23.xg5+ d6

Après 23...♔d6

La position critique. Les Noirs n'avaient pas d'autre coup, car il fallait bien protéger une seconde fois le ç5 attaqué deux fois. Pour le Cavalier les Blancs ont deux pions, ce qui n'est pas tout à fait suffisant sur des bases purement matérielles, mais la différence est faite en leur faveur par la position exposée du Roi noir au centre de l'échiquier. Continuer l'attaque implique de mobiliser toutes les forces disponibles.

24.♔e2!!

Un coup superbe prévoyant la mise en jeu de la h1 tout en laissant le Roi blanc au centre en prévision d'une finale possible. Autrement, 24.0–0 était bon aussi et aurait finalement amené la même conclusion.

24...♖ac8

Les Noirs doivent protéger le ç5 qui est déjà cloué sur les cases ç6 et ç7, comme le montre la suite 24...b6? 25.hd1+.

25.c4!

Après 25.♖c4!

C'est par une pression sur la colonne "ç" que les Blancs vont faire exploser la position adverse. Tout va tourner maintenant autour du clouage du ç5.

25...♔c6

Le Roi noir essaye de gagner un abri plus sûr à l'aile-Dame. Si 25...g8 la suite pourrait être 26.d1+ ç6 27.e7! (Clouage absolu du Fç5!.) 27...b6 28.xf7 et le Roi noir n'échappe pas au sort qui l'attend. Notons la position de pat de la Dame noire. Un bon exemple de l'activité des pièces qui l'emporte sur leur nombre.

26.♖hc1

On renforce un clouage en accumulant un maximum d'attaquants sur la pièce clouée.

26...♔b6

Une nouvelle position de clouage s'est établie, cette fois sur la ç8. Les Blancs ont ainsi tout le temps de jouer leur atout stratégique.

27.h4!

Après 27.h4!

27...f5?

Un affaiblissement gravissime du pion e6. Capablanca indique la meilleure défense qui représente une splendide variante forcée néanmoins gagnante pour les Blancs. 27...ç7 (Le seul plan valable, même s'il échoue, était d'entreprendre le déclouage du ç5. 28. h5 29.h6 d6 30.xa5+ Rxa5 31.xç7 xc7 (Mais pas 31...xc7?? 32.c6!! Une position qui est un superbe exemple de clouage demeuré en coulisse : le Roi noir est maintenu dans sa prison et le clouage du c7 est dramatique. Les Blancs vont le gagner simplement par l'avance du pion "h" , et quand il sera parvenu en h7, xc7!! forcera l'abandon, car si les Noirs prennent la Tour, le pion "h" fait Dame. La seule défense mais bien entendu insuffisante est alors : 32...h8 33.xç7 xh6 34.xf7.) 32.xc7 xç7 33.f4 Prend la case e5 au Fou et menace de promouvoir le pion "h". 33...d8 34.g4 f6 35.g5 h8 36.e4 b6 37.f5 exf5 38. exf5 c5 39.g6 fxg6 40.fxg6 suivi de 41.g7 et les Blancs font une nouvelle Dame.

28.g7! e7 29.e5

Après 29.♕e5

29...♖c6?

On voit les conséquences du mauvais 27e coup noir dans la suite 29...eç7 30.xe6+, mais de toute façon, les Noirs n'avaient plus réellement de défense. Si 29...ç7 on a la conclusion de la partie. Restait 29...e8 mais l'avance du pion h force rapidement les Noirs à déposer les armes.

30.xc5! 1-0

30.♖xc5! 1-0

Si 30...xç5 31.d6+ b7 32.xe7+ ç7 33.xç7 xc7 34.Dxç7+ xç7 35.h5 et le pion fait Dame car le Roi noir n'est pas dans le carré. Il faudrait que le Roi noir soit en mesure d'entrer dans un carré formé par les coins e8–h8–h5–e5 pour arrêter le pion.

La partie à visualiser et à télécharger

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Les réactions (1)

  • Azimut

    Superbe article de Sylvain Zinser, approche très pédagogique !
    Les commentaires sont très clairs et sont pour nous très formateurs.
    Bravo, on en redemande !