Nakamura à Berlin : l'art des échecs intermédiaires

À Berlin, l’Américain surclasse son jeune rival russe de 19 ans. Hikaru Nakamura vs Andrey Esipenko : une Anglaise des quatre Cavaliers commentée par le GMI Gata Kamsky dans la revue Europe-Echecs numéro 730 du mois d'avril 2022.

C’était la 1re étape des trois Grands Prix de la FIDE qui octroieront les deux dernières places pour le Tournoi des Candidats programmé en juin. Il y avait 16 invités au départ, dont certains des meilleurs joueurs du monde, comme Aronian, Mamedyarov, MVL ou Grischuk. Ils devaient affronter des rivaux plus jeunes, comme Andrey Esipenko, 19 ans, ou son compatriote Daniil Dubov, 25 ans. Comme d’habitude, c’est un combat de générations.

L’objectif des Candidats sur fond de guerre

Le super GMI américain a été classé dans le Top 10 mondial durant plus d’une décennie. Pour ces Grands Prix, il a délaissé sa nouvelle activité principale de streamer, avec un énorme succès mondial, pour revenir aux échecs classiques. Il les avait abandonnés depuis près de deux ans. Hikaru a montré une fois de plus qu’il représente une force considérable avec laquelle il faut compter.

À 34 ans, il reste capable de jouer les meilleurs échecs de la planète. Sa partie contre Esipenko montre comment son style a évolué. Il combine la précision tactique d’un tireur d’élite avec une compréhension stratégique aiguë. Il allie une grande efficacité et, d’une façon assez amusante, le « sens pratique » américain. Il ressemble aujourd’hui au style du champion du monde Magnus Carlsen et, à certains égards, à celui de son ancien Challenger, Fabiano Caruana.

Si Hikaru finit à l’une des deux premières places qualificatives du classement final, il sera intéressant de voir si les deux Américains lutteront jusqu’au bout pour la 1re place et si l’un deux gagnera les Candidats. Il est peu probable que certains de leurs rivaux leur offrent un défi sérieux, y compris l’ex-Challenger Ian Nepomniachtchi.

La participation de l’autre GMI russe déjà qualifié, Sergey Karjakin, était en suspens. Elle sera sévèrement remise en question par la commission d’éthique de la FIDE, en raison de sa prise de position publique très dure vis-à-vis de son gouvernement durant la crise humanitaire qui se déroulait en Ukraine. Ce pays avait subi une agression militaire surprise de la Russie.

« Du jeu en ligne aux échecs classiques ! Cette partie est un exemple parfait du style du super GM américain. Il est très présent sur Internet. Il semble que les échecs en ligne l’aient aidé à affiner son approche pratique. Son jeu est d’une précision mortelle. Il a encore amélioré sa compréhension stratégique grâce aux millions de parties rapides et de blitz qu’il a jouées sur Internet depuis deux ans. » Gata Kamsky

Nakamura vs Esipenko : l'Anglaise des quatre Cavaliers

Les Blancs choisissent une ouverture lente. Dans ce début relativement calme, il n’y a pas beaucoup de lignes tactiques générées par les ordinateurs. Les joueurs ne sont pas obligés de mémoriser les 30 premiers coups. Étant aujourd’hui un super GMI plus sage, vu son âge, l’Américain choisit d’orienter le jeu vers un combat stratégique. Sa plus grande expérience et sa familiarité avec ce type de plans à long terme seront les facteurs décisifs de cette partie. Grâce à cette victoire, Hikaru (4/6) a fini 1er de la poule A en devançant Esipenko (3,5). Il a éliminé le Hongrois Richard Rapport en demi-finale (1,5-0,5). Il a ensuite dominé Levon Aronian au tie-break en rapides (+2), après deux nulles en classiques. Leader du classement général après la 1re étape, il devait encore confirmer lors de la 3e, à Berlin, fin mars, début avril.

Hikaru Nakamura (2736) - Andrey Esipenko (2714), FIDE Grand Prix 1 Pool A Berlin GER (2), 05.02.2022. Anglaise des quatre Cavaliers [A29] [Par Gata Kamsky (GMI)]

1.c4 e5 2.c3 f6 3.f3 c6 4.g3 d5 5.cxd5 xd5 6.g2

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 6.g2

C’était considéré comme une tabya de la ligne principale depuis des décennies. Les Noirs ont expérimenté de nombreux plans différents. Ils peuvent se concentrer sur l’aile-Dame avec a7-a5 et l’idée de fermer le centre. Ils peuvent aussi jouer au centre ou même lancer une action rapide à l’aile-Roi avec le violent g7-g5, comme dans une Sicilienne Dragon inversée.

6...c5!?

Un coup moderne. Les Noirs développent leur Fou sur la diagonale a7-g1 sans craindre la percée éventuelle des Blancs au centre avec d2-d4, qui gagnerait un tempo.

7.0-0 0-0 8.c2!?

Il est possible que ce coup ait été préparé à l’avance. L’une des lignes principales consiste à échanger rapidement au centre : 8.xe5 xc3 9.bxc3 xe5 et après 10.d4 d6 11.dxe5 xe5 12.a3 xd1 13.fxd1 e8 14.ab1 xc3 15.xb7 xb7 16.xb7 xe2 17.xa7 ee8 et la finale est à peu près égale. Le coup du texte empêche une simplification excessive et oriente la partie vers un jeu stratégique, dynamique et complexe.

8...f6!?

Cette décision intéressante n’est pas vraiment une erreur, mais les Noirs indiquent leur intention de se cantonner dans une défense passive. Ils craignaient sans doute l’irruption du Cavalier f3 en g5 pour attaquer e5, tout en menaçant mat en h7. Leurs options étaient pourtant viables :

8...b6 9.xd5 xd5 10.g5 e4 11.xe4 d4 12.d1 h5 13.e3 xd1 14.xd1 g4 15.f1 f3+ 16.h1 f5 17.c3 f6! qui est la pointe. Les Noirs gardent le contrôle des cases f3 et g4 en menaçant mat après f6-h6, avec une position assez égale. Les Blancs ont un pion de plus, mais les pièces noires sont très actives.

8...d4 9.xd4 b4! 10.b1 exd4 et cette situation complexe nécessite une analyse plus approfondie.

9.a3 d4?!

Il semble que les Noirs aient été pris au dépourvu dans l’ouverture. Ils essaient d’échanger des pièces et se défendre passivement.

9...a5 10.d3 h6 11.b5 e7 12.b3 mène à une position plus habituelle, mais tout aussi complexe, où les deux camps ont des chances.

10.xd4 exd4 11.b4! Un premier coup intermédiaire important.

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 11.b4!

11...b6?!

Une sérieuse imprécision. L’absence du Fou de cases noires se révélera critique par la suite.

Les Noirs devaient jouer 11...e7 pour s’assurer que leur pion d4 puisse être protégé : 12.a4 c6 13.b2 a5 14.c5 Les Blancs ont un avantage stratégique évident, grâce à leur meilleure structure, mais les Noirs devraient réussir à annuler à long terme.

12.a4 e8 13.xb6 axb6 14.e3!

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 14.e3!

Prenons le temps d’évaluer cette position ! On voit plutôt ce type de structures avec le pion en d3, mais les Blancs ont décidé de retarder la poussée de ce pion. Si leur adversaire décide d’échanger en e3, ils pourront reprendre avec dxe3 et leur avantage sera encore plus net. Les Noirs ne peuvent pas tolérer que la position s’ouvre dans de telles conditions. Ils vont essayer de la fermer. Quoi qu’il en soit, les Blancs ont désormais un jeu facile. Ils peuvent manoeuvrer librement sur tout l’échiquier et sonder la position pour trouver d’autres faiblesses chez les Noirs.

14...d3 15.c3 e4

Un coup impératif. Après c1-b2, la batterie Dame + Fou aurait paralysé le Cavalier s’il était resté en f6, en raison de la menace de mat. Les Blancs auraient pu pousser les pions « e » et « f » en gagnant énormément d’espace.

16.c4!

Les Blancs sont très précis et montrent leur volonté de modifier la position dans des conditions plus favorables. L’échange immédiat Fou contre Cavalier en e4 est insuffisant.

16...f5 17.b2 d7

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 17...d7

Les Noirs rêvaient de résoudre leurs problèmes avec f7-f6 suivi de f5-h3 avec l’idée d’échanger le Fou g2. Ils auraient ainsi gardé leur Cavalier très bien placé en e4.

Le pion d2 est protégé indirectement par la tactique : si 17...xd2?? 18.c3 attaquant le Cavalier et menaçant mat en g7.

18.xe4 Les Blancs changent radicalement la physionomie du combat ! 18...xe4

Les Noirs voient déjà arriver f2-f3 et potentiellement e3-e4. Ils ont décidé que leur Fou sera plus utile sur l’autre aile, où il contrôlera les cases b5 et a4.

19.f3 c6 20.ac1

L’ordinateur évalue cette position comme à peu près égale mais, en pratique, les Noirs n’ont pas de contre-jeu. Ils doivent juste faire preuve de patience et rester précis en défense. Ce n’est pas une tâche facile, comme va le démontrer la suite de la partie.

20...e7

Jusqu’ici, tout va bien. Les Noirs font entrer leur Tour en jeu. Ils peuvent envisager de contrer l’avancée des pions blancs en renforçant la ligne de défense de la chaîne f6 et g7.

21.f4 f6 22.c4!?

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 22.c4!?

Ce coup est plutôt une démonstration de force des Blancs. Ils indiquent à leur adversaire qu’ils peuvent jouer partout sur l’échiquier, à l’aile-Roi, au centre, à l’aile-Dame. Ils peuvent déployer leurs Tours sur la colonne « c » ou transférer rapidement l’une d’elles sur la colonne « d », voire la colonne « g ».

22...d8?!

Il était intéressant de questionner les Blancs pour savoir où ils pensaient replacer leur Tour, et après 22...b5 23.d4 e8 24.c1 f7 rien n’est clair. L’incursion de la Dame noire en b3 vise le Fou b2 et le pion a3 affaibli. La position reste très complexe, mais avec suffisamment de contre-jeu pour les Noirs. Avec le coup du texte, ils semblent se contenter de leur position passive avec le Fou en c6 pour bloquer la colonne « c » et protéger le pion c7.

23.fc1 e6?

Les Noirs jouent un coup d’attente. C’est clairement une erreur de calcul, mais il n’était pas facile de bien comprendre la géométrie de la position.

23...b5 était plus prudent pour empêcher les Blancs de percer avec b4-b5 : 24.d4 e8 25.xd8 xd8 26.c5 d6 27.e4 e6 avec une certaine pression, mais les Noirs gardent de bonnes ressources défensives. Pour le moment, le Roi blanc serait trop vulnérable en cas d’attaque de pions avec e4-e5 ou g3-g4 puis h4 et g5.

24.b5! Rien n’est encore immédiatement perdu, mais les Noirs sont au bord du gouffre.

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 24.b5!

24...xb5 25.e4

Encore un coup intermédiaire important. Les Blancs forcent l’échange d’une paire de Tours.

25...f7 26.xe7 xe7 27.xc7 d7

Les Noirs tentent de se défendre de tous côtés, mais ils ont oublié la tactique…

Il était peut-être préférable d’échanger les Dames pour transposer dans une finale avec un pion de moins, mais avec quelques chances de survie, grâce aux Fous de couleurs opposés : 27...d6 28.xd6 xd6 29.xb7 c6 30.c3 h5 (l'idée 30...xc3? perd sur 31.dxc3 d2 32.b8+ f7 33.d8 suivi de la prise du pion en d2.) 31.e4 a4 32.d7 b5 33.f2 h7 34.d8 c4 35.f4 b5 36.e3 c7 37.b4 c6 Les Blancs devraient quand même finir par s’imposer à la longue.

28.c8+ d8

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 28...d8

29.xf6!!

Un sacrifice inattendu !! Les Blancs gagnent un pion critique à l’aile-Roi, avec une structure nettement supérieure.

29...gxf6 30.g4+!

L’échec intermédiaire que les Noirs ont probablement raté dans leurs calculs. Leur Roi doit aller sur une case où ses pièces tomberont sous une double menace.

Surtout pas 30.b4?? qui perd sur 30...xb4 31.xd8+ f8-+

30...f8

30...h8 31.b4 et les Blancs récupèrent la pièce après 31...d7 32.xd8+ xd8 33.xb5 avec une finale gagnante.

31.xd8+ xd8 32.b4+ e7 33.xb5 xa3 34.f2!

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 34.f2!

Un autre coup précis. Les Noirs vont perdre certains de leurs pions faibles, soit d3, b7, f6 ou h7. Il est important de noter la supériorité de la structure blanche. C’est le facteur décisif de cette finale de Dames.

34...c5

Une tentative pour se libérer de la bloquade du pion « b », en sacrifiant le pion d3.

35.xd3 b5 36.c3!?

Une décision très pratique. Le moteur considère que la prise du pion h7 est gagnante, mais le coup du texte est plus clair. En contrôlant la colonne « c », les Blancs sécurisent l’arrivée de leur Roi à l’aile-Dame, où il pourra bloquer l’avancée du pion « b ».

36...e7 37.e2

Les Noirs sont totalement perdants.

37...g7 38.d4

Les Blancs vont conclure avec une belle maîtrise technique. Ils optimisent d’abord la position de leur Dame, en repoussant leur adversaire dans une position encore plus passive. La marche triomphale de leurs pions sera imparable.

38...f7 39.g4+ h8 40.b4 e8 41.d6 f7 42.c5 e8 43.g4 g7 44.h4 d7 45.h5

Hikaru Nakamura - Andrey Esipenko, 45.h5!

45...g8

Tout mouvement de pion comme 45...h6 affaiblit plus de cases, comme g6, où la Dame blanche peut pénétrer. Rappelezvous que les Noirs ne peuvent pas échanger les Dames dans cette structure : 46.f5 e8 47.e4 f7 48.b1 e8 49.d4 g8 50.d5 g7 51.d6 g8 52.g6+ et les Noirs ne pourront pas arrêter à la fois les pions passés « d » et « g » après l’échange forcé des Dames.

46.h6 Abandon. Le plan des Blancs est de liquider les pions b5, b7 et pour finir h7, en gardant en permanence la menace de mat en g7. 1-0

Gata Kamsky

Gata Kamsky

Gata Roustemovitch Kamsky est né le 2 juin 1974 à Novokouznetsk en Sibérie. Joueur d'échecs soviétique puis américain, il était 4e joueur mondial à son sommet en 1995 avec 2763 points Elo. Il a remporté le championnat des États-Unis en 1991, 2010, 2011, 2013 et 2014. Il est particulièrement connu pour avoir été très jeune un des tout premiers mondiaux, voire un espoir mondial, et avoir, malgré quasi une décennie d'absence échiquéenne, recouvré un niveau qui le place toujours, dans la deuxième décennie du XXIe siècle, parmi les meilleurs mondiaux.

En 1990, Kamsky devient le 8e joueur mondial à 16 ans avec 2650 points Elo. Vainqueur du tournoi de Tilburg en 1990 (ex æquo avec Vasyl Ivanchuk). Il finit second à Bienne en 1993. Il gagne le tournoi de Las Palmas en 1994 puis le tournoi de Dos Hermanas en 1995 (ex æquo avec Karpov et Adams).

En 1996, Kamsky joue un match de 20 parties contre Anatoli Karpov pour le titre de champion du monde FIDE, à Elista en Kalmoukie. Il perd sur le score de 7,5 à 10,5 (+3 -6 =9). Après cette défaite, il arrête les échecs. Il obtient un diplôme du Brooklyn College en 1999, puis étudie la médecine pendant un an, avant de s'orienter vers le droit. 

Gata Kamsky parvient à la finale de la coupe du monde de Khanty-Mansiïsk en décembre 2007, en battant Magnus Carlsen. Il emporte l'épreuve en battant en finale Alexei Shirov. Cette victoire le qualifie pour rencontrer l'ancien champion du monde Veselin Topalov en février 2009 dans un « match des candidats », le vainqueur de ce match devant ensuite affronter le vainqueur du championnat du monde 2008, Viswanathan Anand pour le titre de champion du monde en 2009. Mais Gata Kamsky s'incline 4½ à 2½. En 2011, Kamsky parvient en demi-finale des matchs des candidats pour le Championnat du monde d'échecs 2012, ayant vaincu Veselin Topalov en quart de finale. Il s'incline ensuite contre Boris Guelfand. En 2016, il remporte l'open de Cappelle-la-Grande. 

Nakamura - Esipenko, Grand Prix de Berlin, 05.02.2022. Partie Anglaise. Par Gata Kamsky (GMI)