Pia Cramling championne au cœur tendre

Pia Cramling — Photo Karol Bartnik
Cette joueuse phénoménale se souvient de ses débuts. Elle exprime son amour du jeu et évoque les belles valeurs véhiculées par ce sport universel. Elle parle aussi de la place des femmes dans le jeu d'échecs et commente sa victoire contre la Russe Natalija Pogonina.

Le 1er janvier 1984, une jeune étoile de Scandinavie était classée n°1 mondiale. Pia Cramling avait 20 ans. Son frère aîné lui avait donné le goût des échecs. Elle aimait jouer contre les garçons, et les battre. C’était son objectif. Elle avait plus rêvé du titre de GMI, qu’elle obtint en 1982, que du titre mondial féminin, qu’elle n’a jamais remporté. Elle a vécu longtemps en Espagne, aux côtés du GMI Juan Manuel Bellon Lopez, quintuple champion dans son pays. Leur fille, Anna, a représenté les couleurs de la Suède à l’Olympiade de Bakou en 2016. En 2018, à 16 ans, elle a disputé le championnat du monde Junior. La vie de Pia s’écrit en lettres d’or. C’est celle d’une saga sans frontières. L’émotion, à 55 ans, fera toujours la différence. Vaincre, à ce jeu, c’est un plaisir. En demi-finale, à Porto Carras, Natalija Pogonina a dû coucher son Roi. La Russe déteste la défaite, naturellement, encore plus s’il s’agit d’une partie décisive. Face à Pia, c’est une autre histoire. Le respect pour cette championne est unanime. Elle est l’âme rayonnante du CEMC et un exemple à suivre.

Compétitrice dans l’âme

« J’ai commencé à jouer quand j’avais 10 ans, c’était en 1973. Mon frère aîné, Dan, qui a quatre ans de plus que moi, a essayé de me convaincre durant près de six mois de l’accompagner au club Passanten qui venait d’être créé à Huddinge, dans la banlieue de Stockholm, où nous vivions. Je ne savais même pas comment on déplaçait les pièces. Je l’ai appris au club. J’ai aimé les échecs dès le premier jour. C’était un nouveau monde magique qui s’ouvrait à moi, comme lorsque vous apprenez à lire, quand vous êtes enfant. La concentration, quand on joue et qu’on est dans sa bulle, que plus rien n’existe ou que vous ne voyez plus rien d’autre que votre partie, c’est quelque chose comme un courant qui vous emporte. J’adore cette sensation. J’étais aussi très compétitrice dans ma jeunesse. J’aimais gagner, quelque soit le sport ou le jeu que je pratiquais.

Erik Lundin, Pia Cramling et Ferdinand Hellers

À l’égal des garçons

Je n’ai jamais été considérée comme « un prodige », dans mon pays, comme ce fut le cas de Magnus Carlsen en Norvège. J’ai commencé les échecs assez tard. Je n’étais que l’un des « Juniors » les plus talentueux de Suède. La différence, c’est que j’étais une fille, et pas un garçon comme les autres Juniors les plus forts. Et ça, oui, c’était nouveau, à cette époque. Émulation Après avoir découvert les échecs, je me suis mise à jouer tous les tournois auxquels je pouvais participer. C’était ma manière de m’entraîner. En Suède, il n’y avait pas de tournois ou de compétitions spécifiques réservées aux femmes. Et d’ailleurs, c’est toujours le cas. Je pense que c’était un avantage pour moi. J’ai toujours concouru avec des garçons et des hommes, en affrontant les meilleurs joueurs. Mon objectif n’était pas de devenir la meilleure fille ou femme de mon pays, mais la meilleure de tous les joueurs de Suède. Sans mon frère, je n’aurais pas appris à jouer, mais là encore, il a joué un rôle de modèle. Je voyais qu’il était bien plus fort que moi. J’ai essayé de travailler les échecs aussi durement que lui. Je jouais ses ouvertures. Très souvent, nous voyagions ensemble lorsque nous partions en tournois.

Titre de GMI

J’ai vécu tant de moments fantastiques. Il m’est difficile de parler d’un seul. Le premier moment clé est survenu quand j’avais 13 ans. J’ai gagné le championnat scolaire en devançant tous les garçons de mon âge. Il y avait 100 joueurs, et seulement 2 filles. Je n’étais qu’outsider, mais j’ai finalement devancé les favoris. Le 1er prix était une pendule d’échecs. Lorsque je l’ai reçue, je me suis dit que je jouerais aux échecs toute ma vie. En 1992, j’ai fini 2e de l’open de Berne, en Suisse, et ce fut un autre moment fort. Ce résultat m’a permis de me parer de ma 3e norme de grand-maître international. C’était mon grand objectif.

Juan Manuel Bellón López et Pia Cramling en 1982 à Lucerne

Championne d’Europe

En 2003, peu après la naissance de ma fille (en 2002), je suis devenue championne d’Europe. J’étais tellement surprise. C’était mon premier grand titre chez les femmes [Pia sera à nouveau sacrée championne d’Europe en 2010 – NDLR]. Je crois que la maternité m’a aidé à jouer plus relâchée. J’ai aussi découvert, durant ce tournoi, que j’adorais disputer des compétitions réunissant autant de femmes. C’était quelque chose que j’avais fait rarement dans ma jeunesse. Ce 1er titre de championne d’Europe m’a encouragé à jouer plus souvent des tournois féminins.

Titre mondial

Dans ma jeunesse, comme je vous l’ai dit, je jouais rarement contre des femmes. Par la suite, je n’ai jamais rencontré le succès dans le championnat du monde féminin. En fait, je me sentais très stressée. Plus d’une fois, je me suis mise à bien jouer une fois que je n’avais plus aucune chance de gagner le titre. J’ai toujours préféré la position d’outsider, à celle de favorite. Normalement, j’étais l’une des meilleures
compétitrices du plateau, mais ce n’était pas un objectif si important d’être sacrée championne du monde. Je m’étais entraînée depuis ma jeunesse à concourir avec les garçons. Je voulais être GMI, c’était mon objectif prioritaire. Bien des années plus tard, ce fut un peu étrange, pour moi, d’être demi-finaliste mondiale en 2008 et 2015. J’en suis néanmoins très heureuse.

Modèle de Korchnoi

Il a été l’un de mes héros échiquéens. J’ai toujours admiré sa combativité. Il a continué à jouer jusqu’à un âge très avancé. Il a montré des échecs fantastiques, même durant ses dernières années. De mon côté, je continue parce que j’aime jouer aux échecs. Tant que je pourrai garder mon énergie et prendre du plaisir, je continuerai à jouer en compétition.

Amour du jeu

J’espère que mon exemple peut inspirer des joueurs, et surtout des femmes. Qu’ils voient qu’on peut continuer à jouer jusqu’à un âge avancé. Pour moi, les échecs sont une source de plaisir. Si je dois donner un conseil, c’est de participer à des tournois dans lesquels vous pourrez prendre du plaisir. Peu importe le chemin que vous suivez pour travailler les échecs. Ils peuvent être amusants. Jouez-y parce que vous les aimez, mais pas parce que c’est quelque chose que vous devez faire.

Pia Cramling en couverture d'Europe-Echecs : avril 1986

Place des femmes

La situation s’est beaucoup améliorée depuis ma jeunesse. Il y de plus en plus de femmes qui jouent, et les tournois sont de plus en plus attrayants. Évidemment, il y a encore beaucoup de travail à faire avant qu’il y ait autant de joueuses que de joueurs. Dans ce domaine, je pense que la France est un exemple à suivre. J’adore cette règle qui oblige chaque équipe à aligner une joueuse, dans le Top 12. D’autant plus, qu’il y a aussi un championnat de France féminin par équipes. La France avait été sacrée championne d’Europe en 2001. Quand vous bénéficiez d’un bon soutien, vous obtenez à la fois la quantité et la qualité. Malheureusement, c’est dans mon pays que je vois le moins de femmes jouer en compétition. Aujourd’hui, il n’y a que 2,9% de femmes parmi les licenciés suédois.

Rencontres et partage

La beauté des échecs se situe dans le jeu lui-même. Il vous suffit d’un échiquier et vous pouvez jouer n’importe où et avec n’importe qui. Tous ces voyages que nous faisons, en tant que joueurs d’échecs, sont fantastiques. Nous avons la chance de découvrir le monde et, bien sûr, toutes nos différences d’origines et d’âges se rencontrent sur l’échiquier. C’est un outil formidable pour rencontrer des gens avec lesquels vous ne pourriez avoir aucun contact, sans les échecs. » 

Propos recueillis par Jean-Michel Péchiné, dans la revue Europe-Echecs N°693 du mois de décembre 2018.

La légendaire Pia Cramling, par Anna Muzychuk

« Pia avait été classée n°1 mondiale pour la première fois, il y a plus de 30 ans (en 1984), et elle est toujours l’une des meilleures joueuses mondiales. Elle est devenue, à juste titre, un exemple et une source d’inspiration pour des milliers de jeunes joueuses débutantes. Son amour du jeu est sans fin mais, surtout, Pia est l’une des personnes les plus gentilles que j’aie rencontrée. Je suis heureuse d’avoir pu disputer tant de parties contre elle, en tournois, et, à ses côtés, avec Monaco, d’avoir pu gagner cinq fois la coupe d’Europe des clubs. »

La partie contre Natalija Pogonina, commentée ci-dessous par Pia Cramling, débouche rapidement sur une finale. D'abord avec Tour, Fou et pions, puis Tours et pions. Malgré les erreurs la partie est particulièrement instructive et Pia dévoile sa manière de penser, d'ériger ses plans et juger les positions.

Pogonina,Natalija (2485) - Cramling,Pia (2465)
EU-Cup (Women) 23rd Porto Carras (6.2), 17.10.2018. [Pia Cramling (GM)]
Juan Bellon, Anna Cramling, Pia Cramling ; Photo: Swedish Chess Federation

Publié le , Mis à jour le

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Les réactions (2)

  • patbru54

    Merci de cet excellent article sur cette joueuse très attachante

  • Azimut

    J'ai un immense respect pour cette très grande joueuse !
    Je conserve précieusement dans ma bibliothèque la revue d'Europe Echecs d'avril 1986 !
    Bravo Pia !