Viktor Korchnoï (1931-2016)

Sa vie ressemble à l’un des ces romans épiques, romantiques et tragiques. Présentation de Sylvain Zinser et partie commentée par Albéric O’Kelly de Galway.

Baguio City 1978 - La première saga des “2K”

Le premier joueur à gagner six parties sera déclaré vainqueur. À l’ouverture de la 29e ronde, le 7 octobre, Karpov mène ce match marathon avec deux points d’avance (+5 =20 -3). Il vient certes de perdre la 28e, mais le tenant du titre n’a encore jamais perdu deux parties de suite dans sa carrière.

« Korchnoï, dégoûté par le climat pluvieux de la montagne, descendit sur la côte pour se baigner, témoigne Albéric O’Kelly (1911-1980). Le grand chroniqueur de l’époque d’Europe Echecs poursuit : il attrapa un superbe coup de soleil et, effet pour le moins curieux, revint fortement refroidi. Il dut demander un nouveau report de la partie au 7 octobre. Chez les soviétiques, on se prépare à fêter la victoire, et le président de la fédération des échecs de l’URSS, l’ancien cosmonaute Sevastianov, est arrivé à Baguio en compagnie du grand-maître Vassioukov. L’échec du champion du monde dans la partie précédente n’est encore tenu que pour une péripétie. Mais un Korchnoï au teint de brique, à la merci de la plus petite erreur qui mettrait une fin brutale aux espoirs qu’il peut nourrir encore, prend place devant l’échiquier comme un vivant symbole de volonté et d’énergie. » Albéric O’Kelly de Galway

Viktor Lvovitch Kortchnoï par Sylvain Zinser

Albéric O’Kelly de Galway (1911-1980) avait signé le livre du championnat du monde 1978 à Baguio City, vu sous l’angle d’Europe Echecs (aux Ed. DIFFEC - 1979). L’illustre GMI belge avait analysé les 32 parties de ce match extrême et si spectaculaire, qui s’était conclu sur le score de 6-5 en faveur de Karpov. En préambule, feu Sylvain Zinser, décédé en 2013, avait écrit la biographie de Korchnoï. En voici les extraits les plus marquants :

« J’aime inciter mes adversaires à l’offensive, leur permettre de goûter aux joies de l’initiative, pour qu’ils se laissent emporter par leur élan, deviennent insouciants et sacrifient du matériel. » Viktor Korchnoï

« Viktor Lvovitch Korchnoï naît à Leningrad le 23 juillet 1931. Ses parents se séparent très vite et sa mère, pianiste, ne peut le garder auprès d’elle car elle n’a pas d’argent. Il est élevé par son père et sa belle-mère qui s’occupera de lui comme s’il était son propre fils. Sa grand-mère paternelle, une aristocrate polonaise ruinée, veille aussi sur son éducation. 

Caricature de Korchnoi signée Sylvain Zinser.

1941 : Le siège de Leningrad

C’est avec son père, ingénieur et professeur de langue et de littérature russe, qu’il apprend à jouer aux échecs à 6 ans. En 1941, c’est la guerre et la Russie est envahie. Son père disparaît dans un des premiers combats du siège de Leningrad. Sa grand-mère meurt pendant ces noires années de misère, et sa belle-mère le prendra définitivement avec elle. En 1943, l’étau se desserre. La vie reprend. Korchnoï dispute ses premières compétitions d’échecs au club du Palais des Pionniers, où il est formé par un ancien entraîneur de Botvinnik, Abraham Model. À la fin de la guerre, le maître Zak, démobilisé, revient se charger de la section d’échecs du Palais des Pionniers. Ce fut lui qui « découvrit » Spassky. De son côté, Korchnoï progresse rapidement et, en 1946, il atteint la première catégorie. Il se distinguait déjà par son endurance et sa combativité. [...] En 1950, le grand-maître Tolouch lui propose de l’entraîner et de faire de lui un maître en deux ans. « J’y arriverai sans vous », lui répondit-il. Il devait le regretter. Tolouch fit ses offres de service à Spassky (né en 1937) qui fit des progrès beaucoup plus rapides et devint champion du monde (en 1969), alors que Korchnoï peinait encore au niveau des Candidats. »

« Il vaut mieux jouer un plan faux de façon logique que n’avoir pas de plan du tout. » Viktor Korchnoï

1962/1968 : La théorie du complot

Dans sa biographie « Une vie pour les échecs », Korchnoï raconte qu’il se permit d’aller au casino de Curaçao durant le Tournoi des Candidats 1962, ce qui lui valut une mauvaise note dans un dossier déjà plein d’autres peccadilles, et il va éprouver des difficultés pour aller jouer à l’étranger. [...] À la suite des protestations de Fischer qui avait accusé les soviétiques d’avoir joué « par équipe » à Curaçao, la FIDE avait modifié le déroulement du cycle des Candidats qui se dispute maintenant en matchs. En 1968, Korchnoï perd en finale contre Spassky (6,5-3,5), après avoir éliminé Reshevsky et Tal. Le match a lieu à Kiev et Korchnoï doit s’y rendre sans son entraîneur Simeon Furman, inopinément retenu pour une compétition militaire. Korchnoï accusera Petrossian d’être intervenu pour le priver de son entraîneur car la perspective de le rencontrer, titre en jeu, ne souriait guère au champion du monde. Il attribuera sa défaite face à Spassky à l’état dépressif dans lequel il joua ce match. [...] En tant que finaliste, Korchnoï est directement qualifié pour les Candidats suivants. Fourman étant devenu entretemps l’entraîneur de Karpov, il choisit un jeune joueur de Leningrad pour le seconder, Guennadi Sosonko. L’association est fructueuse.

Baguio City 1978 - La première saga des “2K”

1976 : Le temps de l’exil

À la fin de l’année 1974, il rencontre Karpov en finale des Candidats à Moscou. Le match est dramatique et, après sa courte défaite (11,5-12,5), Korchnoï affirmera que ce match a été faussé et qu’il est victime d’une véritable « conspiration nationale ». D’esprit frondeur, il avait déjà maintes fois critiqué les prix insuffisants dans les tournois soviétiques, la surveillance à laquelle les joueurs soviétiques se rendant à l’étranger étaient soumis, il n’avait jamais caché son admiration pour Fischer... Cette fois, il est violemment pris à partie par la presse qui l’accuse de manquer de sportivité et d’être mauvais perdant. Cela s’accompagne de mesures concrètes : réduction de salaire, et il sera rayé pendant un an des compétitions internationales. Il sait maintenant que son avenir est ailleurs. Fin 1975, il joue à Hastings et il en profite pour emmener des livres d’échecs auxquels il tient et des albums de photos, qu’il fait parvenir à Sosonko, maintenant fixé aux Pays-Bas. En juillet 1976, à l’issue du tournoi IBM qu’il remporte à Amsterdam, il se rend dans un commissariat de police et demande l’asile politique. Une page est tournée.

« L’élément humain, les insuffisances et la noblesse de l’homme, ce sont les raisons pour lesquelles les parties d’échecs sont gagnées ou perdues. » Viktor Korchnoï

1978 : Challenger de Karpov

Korchnoï reste qualifié pour le nouveau cycle des Candidats. En 1977 et 1978, il balaie de sa route trois de ses compatriotes, Petrossian (6,5-5,5), Polugaevsky (8,5-4,5) et Spassky (10,5-7,5). Il est prêt à faire une nouvelle fois face à Karpov, animé d’un formidable esprit de revanche. Lutteur acharné, Korchnoï est à la stratégie ce que Tal est à la tactique. Son jeu est rugueux, chaotique même. Il l’a fait comparer sur l’échiquier, par le grand-maître américain R. Byrne, à un infirme qui essaye d’attraper son adversaire avec ses béquilles et qui lui fait très mal quand il y parvient. » Sylvain Zinser

Sylvain Zinser

Sylvain Zinser (1936-2013) a consacré la majeure partie de son existence au développement du jeu d'échecs. Cette passion ne l'a jamais abandonnée; et nous tous, lecteurs du magazine et internautes lui devons énormément. Sans son travail titanesque et son érudition hors du commun, Europe Echecs n'existerait pas aujourd'hui. Raoul Bertolo, le fondateur de la revue et Sylvain auront à eux deux, créé et accompagné la revue de 1959 à 1991 pour Raoul, et jusqu’en 2000 en ce qui concerne Sylvain.

Albéric O’Kelly de Galway commente

Kortschnoj,Viktor Lvovich (2665) - Karpov,Anatoly (2725) Championnat du monde Karpov-Kortschnoj (+6-5=21) Baguio City (29), 07.10.1978.

1.c4 f6 2.c3 e6 3.e4

La tactique de la surprise pour placer autant que possible un adversaire devant un problème non préparé se poursuit.

3...c5

Une partie Korchnoï-Partos à Montreux 1977 continua par 3...d5 4.cxd5 exd5 5.e5 d4 6.exf6 dxc3 7.e2+ (La théorie moderne donne 7.b5+ c6 8.e2+ e6 9.c4 xf6 10.dxc3 e7!? 1-0 (60) Tan,Z (2492)-Ju,W (2547) Taizhou 2015(10...c5!?; 10...d7!? Europe-Echecs) ) 7...e6 8.dxc3 d7 9.fxg7 xg7 10.f3 0-0 11.c2 e8 12.e2 et les Blancs sont mieux. ½-½ (56) Kortschnoj,V (2645)-Partos,C (2415) Montreux 1977

4.e5 g8

Après 4...♘g8

5.d4

Une suite plutôt désuète, la continuation à la mode étant 5.f3 c6 6.d4 cxd4 7.xd4 xe5 8.db5 f6 9.f4 a6 10.d6+ xd6 11.xd6 f7 12.a3 e7 13.e2 0-0 14.d1 d5 15.cxd5 xd5 16.f3 e8 17.xd5 exd5+ 18.e3 et les Noirs ont une bonne partie, Timman-Karpov à Las Palmas 1977. On comprend
que Korchnoï évite ce qui est trop usuel. ½-½ (71) Timman,J (2590)-Karpov,A (2690) Las Palmas 1977. « Le coup 5.d4 a cependant été rejoué de nombreuses fois depuis, et avec succès. » Europe-Echecs

5...cxd4 6.xd4 c6 7.e4 d6

Dans la partie Hort-Jelen à Ljubljana 1977, les Noirs se trouvèrent en infériorité après 7...b4 8.d2 d6 9.g4 dxe5 10.xg7 f6 11.g3 h6 12.0-0-0 f5 13.e4 xd2+ 14.xd2 e7 15.c3 1-0 (35) Hort,V (2620)-Jelen,I (2370) Ljubljana/Portoroz 1977

8.f3 dxe5 9.xe5 f6

La théorie préfère 9...d7 pour éviter l’affaiblissement des pions de l’aile-Dame. De toutes façons, la surprise espérée par le choix du début a réussi à 100%. Korchnoï n’a employé que 4 minutes contre une heure pour Karpov.

10.xc6 b6 11.f3 bxc6 12.e2 b7 13.0-0 c5 14.h3

Fait place au Fou. Les Blancs sont sortis du début avec un petit avantage chronique. Karpov ne peut rien entreprendre. Ce qui caractérise les dernières parties du match, jusqu’au moment où il a brisé la résistance du Challenger dans la 32e et dernière partie.

Après 14.♕h3

14...e7 15.f3

Échange le « bon » Fou adverse, ce qui met en lumière l’avantage.

15...0-0 16.b3

Dans ce genre de position, les manœuvres sont lentes, le seul handicap de la position noire étant la faiblesse du pion c5, ce qui ne peut se faire sentir qu’en fin de partie.

16...fd8 17.e3 c6 18.a4 c7

Le pion est indirectement défendu grâce à la menace xf3.

19.xc6 xc6 20.ad1 ac8 21.g3

Prépare f3 suivi de Df2, poursuivant le siège de c5.

21...d6

Les Noirs doivent rester passifs, l’échange 21...xd1 n’allégeant en rien leur position.

22.h4 e7 23.f3 f8

Il n’y a pas de moyen d’exploiter la position de la Dame en h4. Si 23...d5? 24.cxd5 gagne une pièce.

24.f2 xd1 25.xd1 c7 26.g3

Après 26.♕g3

26...xg3

Croyant sans doute se rapprocher de la nulle. Il était plus simple de jouer 26...c6 pour voir comment les Blancs avaient l’intention de renforcer leur position. On assiste à un combat de poids lourds. Les manœuvres, sauf un KO inattendu, sont nécessairement lentes.

27.hxg3 h5

Empêche l’extension g3-g4.

28.f2 e8

Si le Roi pouvait s’avancer en c6, la Tour c8 retrouverait sa liberté d’action.

29.e2 g6 30.c3 a6

Dans le but d’empêcher b5-d6+.

31.a4

La case b6 ayant été affaiblie, le Cavalier revient, mais tout cela n’est guère suffisant pour estoquer l’adversaire sans un coup de main de sa part.

31...c6 32.h1

Prépare l’ouverture d’un second front, le premier étant stabilisé.

32...d6 33.f2 d7 34.g4!

Sinon il n’y a pas moyen de progresser.

Après 34.g4!

34...hxg4 35.h8+ e7 36.fxg4 g5

Sinon les Blancs jouent eux-mêmes g5, restreignant davantage la mobilité noire.

37.e3 f6 38.c3

Prépare une installation très active en e4.

38...f7 39.h7+ e8 40.e4 e7 41.h6

Le coup mis sous enveloppe après plus d’une demi-heure de réflexion. Les Blancs craignent sans doute Ce5. La position noire eût été beaucoup plus difficile à défendre après 41.d2 et si 41...e5 42.f2 suivi de 43.c3, et le Cavalier revient en e4 après la retraite forcée du e5.

41...f7 42.h7+ f8 43.h8+ f7 44.d2 f8 45.h1

Après 45.♖h1

Une méthode reconnue : les Blancs n’entreprennent rien de direct pour donner l’impression à l’adversaire qu’ils ne savent pas comment procéder. Cette idée a été appliquée souvent par Botvinnik qui obtint ainsi de temps en temps des victoires sans beaucoup de frais. Si l’astuce ne marche pas et que l’adversaire reste passif, à ce moment les moyens actifs sont employés si la position s’y prête.

45...g6 46.d1 f5

La tactique blanche a été rentable. Karpov affaiblit sans nécessité les cases centrales.

47.f2 d6 48.c3 d7 49.gxf5+ exf5 50.g4 b6

Le pion « f » doit rester sur place à cause de Ce4, gagnant une pièce.

51.f3 e7 52.a5 f6 53.g2 fxg4 54.xg4 e6 55.f3 f6

Après 55...♗f6

56.xf6!

Cet échange accentue la faiblesse du pion c5. En outre, dans les finales de ce genre, le couple Fou + Tour est plus dangereux que le couple Cavalier + Tour.

56...xf6+ 57.g4 c8 58.d8 f4+ 59.g3 f5 60.a4

Vise l’installation en b6 après l’avancée a4-a5.

60...f7

Karpov joue très souvent sur des petits pièges. Si 61.d7 e8 et la Tour doit rentrer bredouille.

61.d3 e5 62.g4 g6 63.a5 e4+ 64.f3 

Après 64.♔f3

64...f4+?

Raymond Keene (un grand maître anglais né le 29 janvier 1948. NDLR) estime que ce coup est la faute décisive et que la nullité était possible après 64...f5 65.xg5 a7 activant le Cavalier, et après 66.d5+?! (66.d7! « La machine donne 66...c8 67.d8 e6 68.xc8 xg5 69.xc5+ Skockfisch 2020, avec un avantage blanc décisif. En fait, 64.f4+ est le coup joué par les modules d'analyse. » Europe-Echecs) 66...e5 67.xe5+ xe5= permet aux Noirs de consolider leur position en amenant le Roi en c6. Une fois de plus, Karpov essaie de profiter du zeitnot adverse.

65.e3 h4

« C'est surtout ce coup que les machines critiquent. 65...f8!? Stockfisch 66.b6! avec un grand avantage blanc. » Europe-Echecs

66.d5 h3+ 67.d2 xb3 68.xc5 b8 69.c6+ f5 70.xa6

La bataille est terminée, le pion « a » est l’atout décisif.

Après 70.♖xa6

70...g4 71.f6+ e4 72.c7 b2+ 73.c3 b7 74.h2 h7 75.b8 b7 76.g3 b1 77.f4+ e3 78.f8 e7 79.a6 Abandon. 1-0

79.a6 1-0

Si a1 ou c6, 80.a7 gagne une pièce vu la menace 81.f2+ en cas de prise du pion.

Kortschnoj,Viktor - Karpov,Anatoly, Championnat du monde Baguio City (29), 07.10.1978.

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Les réactions (2)

  • meracien

    Magnifique initiative que de ressortir les fabuleux articles de Sylvain Zinser.

  • Azimut

    Toute une époque !
    On a tous cru en la victoire de Kortchnoï !
    Karpov est un grand champion, révélé par son illustre adversaire !
    Chapeau bas Monsieur Victor !