Larsen-Kavalek, 1970

Bent Larsen et Lubomir Kavalek
« Les grandes parties du passé » Il y a 50 ans Bent Larsen se profilait comme un éventuel candidat au titre mondial capable de détrôner les Soviétiques et leur homme fort Boris Spassky. Par Georges Bertola

Larsen et Spassky, Belgrade 1970

Larsen est né le 4 mars 1935 au Danemark à Tilsted, près de la petite ville de Thisted. La même année, 12 jours plus tard, disparaissait l’un des plus grands penseurs de l’histoire du jeu, Aron Nimzovitsch, toujours au Danemark.

L’ouverture de la partie se dénomme Nimzo-Larsen ! Les deux grands-maîtres affectionnaient ce genre de début avec les Fous en « fianchetto ». 

Nimzowitsch-Larsen_Attack

Le premier livre consacré à cette ouverture en 1977

« Combien Nimzovitsch a influencé mon style, c’est difficile de le dire avec précision. L’influence principale découle de l’étude de ses parties lorsque j’avais 14 ans. Une part provient aussi des autres joueurs qui le connaissaient personnellement au Danemark. » Larsen

Le seul champion du monde de l’histoire qui s’est inspiré et se revendiquait des enseignements de Nimzovitsch était Tigran Petrosian ! Voici un point de vue très intéressant sur le jeu de Larsen de la part du 9e champion du monde :

« Je fais partie de ces joueurs qui ont toujours regardé la façon de jouer de Larsen avec un certain scepticisme. Mais maintenant je regarde comment il joue ! Evidemment, il n’est pas un joueur du style aussi solide que la plupart des Grands-Maîtres soviétiques, mais il peut gagner contre n’importe qui et perdre contre n’importe qui. C’est un joueur, compte tenu de son caractère et de sa vision créative, qui aura du mal à obtenir sa qualification pour un match pour le titre mondial, mais son audace et son approche non routinière des positions ne peut pas manquer d’interpeller tous les connaisseurs du jeu d’échecs. » Petrosian

La première fois que j’ai vu jouer Larsen, c’était en 1968 lors de l’Olympiade de Lugano. Il était déjà une star et disputait la première place des joueurs venus d’Occident à Bobby Fischer !

Bent Larsen en 1968

Qu’est-ce qui est le plus important aux échecs ? (D. Bjelica) :

« C’est difficile à dire. Certains pensent qu’il s’agit d’abord d’une lutte, d’autres de créer un chef-d’œuvre comme celui d’un artiste, parfois aussi c’est comme résoudre un problème scientifique. On ne peut pas affirmer qu’une seule chose soit importante. » Larsen

Tabelle Lugano 1970

Voici ce que rapporta Alex Crisovan, joueur et journaliste, témoin oculaire de ce tournoi : « Le grand blond danois, Bent Larsen, l’un des plus forts grand-maître depuis des années et, qui a notamment causé de nombreuses défaites douloureuses aux meilleurs Russes, a ajouté une autre victoire à ses nombreux succès en remportant le 1er Grand Prix d’Echecs de Lugano. Il a débuté sur les chapeaux de roues avec cinq victoires !»

Lubomir Kavalek en 1970 | (Chess Life Review 1970)

Larsen,Bent - Kavalek,Lubomir, Lugano (10), 1970. Début Nimzo-Larsen [A30] commentée par Bent Larsen.

1.b3

« J’ai eu de très bons résultats avec cette ouverture. Dans cette partie nous obtenons une position, après 8 ou 9 coups, qui survient habituellement dans l’Anglaise. Il y a bien sûr beaucoup d’autres variantes possibles pour les deux camps. » Larsen

1...c5 2.b2 c6 3.c4 e5 4.g3 d6 5.g2 ge7 6.e3 g6

« La poussée 6...d5 était aussi possible, ce qui peut laisser supposer que l’ordre des coups blancs n’était pas des plus exacts. » Larsen

Après 6...g6

7.e2 g7 8.bc3 0-0

« Meilleur peut-être 8...e6 puisque la réponse 9.d5 ne marche pas à cause de 9...xd5 10.cxd5 b4 » Larsen

Sylvain Zinser considérait le roque fautif car il justifiait l’attaque sur l’aile Roi. Pourtant l’attaque était aventureuse comme devait l’admettre Larsen au vu de sa partie contre Hecht citée au 11e coup. La confiance en soi est souvent déterminante et passe avant les considérations théoriques !

9.d3

Éloge de la souplesse, les blancs renoncent pour l’instant à indiquer l’adresse du Roi pour se réserver l’option d’un grand roque et attaquer sur l’aile Roi.

9...e6

« Le développement du Fou sur e6 est plus thématique que sur f5 qui non seulement échoue dans la lutte pour la conquête de la case d5 mais empêche aussi l’avance f7-f5. « GM Keene

10.d5 d7

« Je pense que 10…Tb8 est meilleur. Les noirs ont abandonné la case d5 à l’adversaire, ils doivent par conséquent activer leur jeu rapidement avec la poussée b7-b5. » Larsen

11.h4!

« Le plus ambitieux, Larsen pouvait jouer plus positionnel avec 11.0-0. » GM Keene

Après 11.h4!

11...f5?!

« Après la partie Kavalek a relevé que ce coup était une sérieuse erreur. Le seul coup correct était 11…h5. Bien sûr même les coups h4 et h5 ont quelque chose à voir avec le centre. Si les noirs avancent plus tard le pion b pour chasser le Cavalier c3, il pourra se rendre sur e4, et si les noirs poursuivent avec la poussée f7-f5, la case g5 est disponible pour le Cavalier à cause de la poussée h5. » Larsen

Après 11...h5 12.d2 ab8 13.ec3 a6 14.0-0-0 « Il n’y avait aucune objection au petit roque, avec le grand roque il cherche à me faire sortir de mes gonds, du Larsen typique. » GM Hecht 14...b5 15.f4 g4 16.df1 xd5 17.xd5 Larsen-Hecht (Büsum 1969) 17...b4!? une vision du stratège romantique qui semble très risquée car les noirs ont un contre-jeu dangereux.

12.d2 ae8

« La Tour sera bien placée sur e8 si les blancs jouent f2-f4. Mais peut-être que l’autre Tour aurait dû être celle qui occupe cette case. Durant le cours de la partie, la Tour f8 ne fera rien à part barrer la route de son Roi lorsqu’il devra s’enfuir. Plus cohérent aurait été 12…Tab8 et éventuellement …Tfe8 ou d8. Jouable était aussi 12…h5 bien qu’après 13.f4 les blancs soient mieux. » Larsen

13.h5 b5?!

« Kavalek a réfléchi un long moment avant de jouer ce coup, il n’était probablement pas satisfait de sa position. Après 13...g5 les blancs ont diverses variantes favorables, par exemple 14.f4 ou 14.h6 Fh8 15.f4 ou 15.0-0-0. Roquer du grand côté est probablement le meilleur coup qui laisse toutes les options Th5, f4, e4 ou d4 ouvertes. » Larsen

14.hxg6 hxg6 15.ec3 bxc4 16.dxc4 e4

« Le contre-jeu de Kavalek est basé principalement sur la manœuvre …Ce5-d3. Toutefois, afin de pouvoir le faire, il doit ouvrir la grande diagonale a1-h8 et c’est précisément ceci, avec la colonne "h", qui va s’avérer avoir de sérieuses conséquences pour leur Roi. » Larsen

« Il ne semble pas que les blancs soient en mesure de tirer grand-chose de la colonne "h" et les noirs ont gagné des cases centrales importantes. » Sylvain Zinser

17.0-0-0 e5 18.f4 d8

Après 18...♖d8

« Le sacrifice de Dame ne peut être accepté ! Autrement quelque chose comme ceci pourrait survenir : 18...g5 19.xe6 d3+ 20.xd3! exd3 21.xg7 avec une position gagnante ; par exemple 21...xg7 22.d5+ g6 23.f3!! » Larsen

Après 23.♗f3!!

Une variante brillante mais 19...xe6 est logique avec la suite 20.xd6 xd6 21.xd6 d3+ 22.c2 xf2 23.h5 d3 et la position est pour le moins équilibrée.

« En général, comme je le comprends maintenant, Larsen n’aimait pas beaucoup donner des variantes qui posent des questions sur l’une ou l’autre de ses décisions conceptuelles. Sur le papier tout doit être lisse et clair. » MI I. Odessky)

Cette position illustre l’un des credo de Larsen : « Toutes les pièces attaquent. » La suite pourrait être 23…Th8 (sinon 24.Fh5 et 23…g4 24.Cf4 mène au mat) 24.Fxh8 Txh8 25.Txh8 +- 23...h8 24.xh8 xh8 25.xh8+-

19.b1?!

« Pour éviter un échec déplaisant sur d3 mais il y a d’autres inconvénients. La position est critique pour une évaluation de l’ensemble du plan avec h4 et le 0-0-0 ainsi que l’omission du coup noir h5. Il semble que la dernière chance était 19.xe6! xe6 20.e2 avec l’intention d’abandonner l’idée du sacrifice sur d3. » GM Keene

L’immédiat 19.g4! est pointé par les ordinateurs. Pourtant après 19...xc4? le Fou ne peut être capturé comme l’a montré Keene et c’est sans doute la position critique qui justifie 19.g4! comme étant le plus précis. 20.gxf5 gxf5 21.bxc4! xc4 22.e2 xb2 23.xb2! et il n’y a plus de clouage sur la colonne "b" et l’attaque blanche sur l’aile Roi reste très dangereuse sans compter la pièce de plus.

19...f7?

« Ce coup a coûté 16 minutes de réflexion à Kavalek et maintenant il ne lui restait plus que 12 minutes. Il a probablement considéré le sacrifice 19...xc4 mais après 20.bxc4 xc4 21.e2 il n’y a pas de bonne continuation. » Larsen

« Tout cela est incorrect après 21...xb2 22.xb2 a4!! et ce sont les noirs qui gagnent ! Probablement que Larsen n’a pas vu que 23.d4 cxd4! 24.xa4 d3+ (Ou 23.c2 b8+ 24.c1 a3+ 25.d2 b2 et les blancs n’avaient plus de défense. » GM Keene

« Le coup de la partie n’est pas très bon puisqu’il bloque une case de fuite pour le Roi. Pour moi, le meilleur coup dans cette position peu prometteuse est 19...a6!? Cela éliminera au moins la possibilité Cb5. Le sacrifice de pion qui va suivre ouvre de nouvelles voies pour l’attaque contre le Roi noir. » Larsen

20.g4! xg4?!

20...Fxc4!? GM Keene

21.f3!

« C’est justement les 20 et 21e coup des blancs qui sont l’âme de cette partie, mais pas le sacrifice de Dame ou autres superficielles beautés. La barrière défensive érigée par les noirs sur l’aile Roi est démolie. » MI Odessky

21...exf3 22.xf3 e5

« Toutes les pièces blanches participent à l’attaque. Il est logique par conséquent qu’il n’y ait plus de défense satisfaisante. Contre 22...f6 fort était 23.h2 fe8 24.b5 c8 25.xf6 xf6 26.h7+ f8 27.d5 +- » Larsen

23.h2 xc4!?

« Désespoir. Après 23...fe8 l’attaque est similaire à mon commentaire précédent 24.b5 c8 25.h7+ f8 26.d5 avec la jolie possibilité si 26...g5 27.g6+!! » Larsen

24.bxc4 xf3 25.h7+ f7 26.cd5 g8 27.xe7 b8

« C’était le dernier espoir mais les blancs ont deux bonnes réponses. 28.Ra1 et 28.Rc1, la seconde option étant la plus simple. La combinaison qui survient sur les coups 30-32 n’aurait pas été nécessaire. » Larsen

Après 27...♖b8

28.a1 xe7

« Ou par exemple 28...xb2 29.xg8+ f6 30.fd5+ g5 31.xg7 » Larsen

29.xg6+ f8 30.e6+

« La victoire aurait été plus simple si le Roi se trouvait sur c1 puisqu’il n’y avait rien contre 30.Fxg7 , avec le Roi sur a1 30.Fxg7 suivrait la réplique 30…Dxg7! » Larsen

30...xe6 31.xg7+

« Si 31.xe6?? xb2+ avec la nulle 32.b1 a3+ 33.c2?? b2+ et les noirs gagnent ! » Larsen

31...e7 32.f8+! bxf8

« Le peu de pièces qui restent sur l’échiquier coopèrent magnifiquement pour l’attaque, la Tour sur d1 est devenue soudain très importante. Après 32...gxf8 33.h7+ f7 34.xf7+ xf7 35.xd6+ et, comparé à la partie, le mat survient deux coups plus tard.» Larsen

33.h7+ 1-0

« Sans attendre 33...f7 34.xf7+ xf7 35.xd6+ e8 36.d8# , les noirs abandonnèrent. » Larsen

Après 33.♖h7+ 1-0
Solingen 1970 (Photo biographie de Hans Joachim Hecht)

« C’est la meilleure partie que vous avez jamais jouée ! commenta mon adversaire. Peut-être que ce l’était, mais c’était sans aucun doute ma meilleure partie du tournoi. Ce que j’aimais le plus, c’était la manière dont mes pièces dansaient sur l’échiquier. » Larsen

Cette partie fut considérée comme la meilleure, après sa défaite contre Spassky dans le match du siècle, dans l’Informateur n° 9.

Tabelle Informateur 1970

Elle est emblématique de la conduite du jeu de Larsen : Une partie exceptionnelle mais pas d’une grande importance théorique selon Odessky. Au contraire, jusqu’où peut-on aller dans la prise de risque, surtout avec les roques opposés. Un déroulement exemplaire car souvent les conséquences sont incalculables pour un humain essentiellement guidé par sa volonté de vaincre, la confiance en soi et son optimisme…

« Jouer une partie d’échecs d’après un livre, (une base de données ou un ordinateur) et suivre cette même partie dans une salle de tournoi, sont deux choses entièrement différentes. Les maîtres sont absents, ainsi que les spectateurs et toute l’atmosphère qui les entoure. Vous devez aussi vous passer de ce merveilleux sentiment de la présence, lorsqu’il se passe quelque chose ; mais peut-être pouvez-vous vous consoler en pensant que la plupart des spectateurs n’ont probablement pas très bien compris ce qui s’est passé. » Larsen en 1970

Je dédie cet article à la mémoire de l’ancien champion suisse Heinz Schaufelberger (1947-2020) décédé le 16 février dernier après une longue maladie. Il était particulièrement actif dans les années 70 avec deux titres de champion suisse et trois participations aux Olympiades.

Heinz Schaufelberger (1947-2020)

Georges Bertola

Je tiens à remercier Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles.

Larsen,Bent - Kavalek,Lubomir, Lugano, 1970. Début Nimzo-Larsen [A30]

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Les réactions (1)

  • Icare

    La dernière remarque de Georges Bertola me fait penser qu'il convient de remercier également Gérard Demuydt pour ces articles (historico-échiquéens) d'un intérêt certain. Voilà, l'oubli est réparé. Merci à tous les deux!