Quelques analyses publiées dans le Bulletin de la Fédération Française des Échecs avec les commentaires d'Alexandre Alekhine méritent qu’on s’y attarde. Alekhine était insurpassable à l’époque. La richesse de ses commentaires et sa vision positionnelle hors norme nous sont révélés dans cette partie. Par Georges Bertola.
Avait-il de la nostalgie pour son pays d’origine, la Russie, en choisissant de commenter une partie d’Ossip Bernstein (1882-1962) ? Ce dernier, brillant homme d’affaires était un réfugié, qui menacé d’être fusillé comme lui par la Tchéka à Odessa pendant la guerre civile, avait réussi à s’enfuir pour rejoindre Paris.
Josef Cukierman (1900-1940) citoyen de l’Empire austro-hongrois disparu était un médecin, talentueux amateur qui avait remporté le 2e championnat de Moscou, le championnat de Varsovie avant d’émigrer en France pour devenir champion de Paris en 1930. Il mourra au début de la seconde guerre mondiale dans des circonstances demeurées obscures, on évoque l’éventualité d’un suicide.
Alexandre Alekhine « commente »
Bernstein,Ossip Samuel - Cukierman,Josef, Paris Team-ch Paris (2), 02.1929. Défense des 2 Cavaliers [C50] [Commentaires : Alexandre Alekhine]
1.e4 e5 2.♘f3 ♘c6 3.♗c4 ♘f6 4.d4 exd4 5.0-0 d6
« La suite 5...♘xe4 6.♖e1 d5 7.♗xd5 ♕xd5 8.♘c3 ♕a5! conduit en fin de compte à l’égalité. Le coup du texte assure par contre aux Blancs une supériorité en espace dans la première phase de la partie. »
6.♘xd4 ♗e7 7.♘c3 0-0 8.♘de2
« Le plan inauguré par ce coup vise en premier lieu la domination ou bien, le cas échéant, l’occupation de la cases d5. Comme on le verra, les Blancs maintiendront effectivement grâce à lui pendant quelques temps encore une certaine pression sur le jeu adverse. Cependant cette pression aurait dû, se heurtant à une défense correcte, être réduite à néant. »
8...♗e6 9.♗b3 ♕d7 10.♘f4 ♗xb3
« Cet échange, dont les conséquences se feront sentir durant tout le milieu de la partie grâce à l’action indirecte de la Tour blanche sur l’importante colonne a, n’est nullement recommandable. » « Les Noirs ont tort de vouloir éviter la suite 11.Cxe6 fxe6 12.f4 Ca5, par conséquent ils pouvaient maintenir encore la tension au centre en jouant 10...♖ae8 11.♘xe6 (11.♘fd5 ♗d8! etc. ») 11...fxe6 12.f4 ♘a5.
11.axb3 ♖fe8 12.♘fd5 ♘xd5
« Ici encore 12...♗d8 par exemple était préférable 13.♕f3 ♘e5 14.♕g3 ♘g6 etc. »
13.♘xd5 ♗f8 14.♕f3 ♘e7
« Il était tentant, certes, de déloger le désagréable Cavalier adverse de sa position dominante, mais le même but pouvant être atteint par 14...♘e5 15.♕g3 (15.♕f5 ♕xf5 16.exf5 ♖ec8 17.f4 c6!) 15...♘g6 Cette variante était probablement le moyen le plus simple d’égaliser les jeux. » — « Mais pas 14...♘d4 15.♕d3 ♘e6 16.♗e3 »
15.♗d2!
« Un coup tranquille et sûr, fait en pleine confiance dans les ressources de la position. Sur 15…♘xd5 16.exd5 a6, les Blancs se proposaient en continuant par 17.♗c3 suivi de 18.♖a4! un affaiblissement de la position du Roi adverse, affaiblissement d’autant plus facile à exploiter que les Noirs disposeraient en ce cas d’un terrain de manœuvre manifestement très restreint. »
15...c6 [15...♘xd5 16.exd5 a6 17.♗c3] 16.♘e3 ♖ed8 « Dans l’espoir d’avancer le pion d. » 17.♗c3 « S’opposant à ce projet. » 17...♕e6
En effet si maintenant 17...d5 18.♖fd1 ♕e6 (18...dxe4 19.♖xd7 exf3 20.♖xb7) 19.exd5 ♘xd5 20.♘xd5 ♖xd5 21.♖xd5 ♕xd5 22.♕xd5 cxd5 23.♖a5 gagnant un pion. »
18.♖fd1 f6
« Il n’y avait pas encore de nécessité absolue d’affaiblir la case d6, mais leur choix de coups était effectivement limité. »
19.♘f5
« Un coup quelque peu inattendu en ce moment mais fort caractéristique du style de Bernstein. Son résultat immédiat est la domination de la colonne e, contrebalancée il est vrai par la majorité des pions noirs sur l’aile Dame. » « À considérer était toutefois 19.♗d4 provoquant un coup de pion sur l’aile Dame et préparant en même temps 20.c4. »
19...♘xf5 20.exf5 ♕f7 21.♖e1 d5 22.♖e6 d4 23.♗d2 ♖d5 24.g4 ♖e5
« Si les derniers coups des Noirs poursuivaient ce but ils étaient décidément à blâmer. En effet, les Blancs obtiennent par ce coup : 1. un jeu d’attaque sur le pion Roi ; 2. une réelle majorité de pions sur l’aile Roi ; 3. une formidable case pour leurs pièces à e4. » « Les Noirs auraient certainement mieux fait de conserver le statu quo par 24...a6 suivi de 25…♖ad8, ce qui aurait contraint les Blancs à poster leur Dame à d3 afin d’empêcher l’avance du pion d. Il aurait été malaisé pour les Blancs, malgré leur supériorité de position incontestable, de trouver une voie de gain. »
25.♖xe5 fxe5 26.♖e1 ♗d6 27.♗g5!
« Avec le but évident de jouer le Fou sur f6 renforçant ainsi la pression contre le pion e5. »
27...♖f8
« En espérant pouvoir jouer 28…g6 29.f6 h6, une menace qui va être facilement parée. La position devient intenable au centre, les Noirs auraient dû entreprendre une contre-attaque sur le côté Dame commençant par 27…a4. »
28.♕e4 a6
« Encore une perte de temps qu’il fallait mieux utiliser en jouant 28…♗c7 ou bien 28…♕d5. »
29.♗h4 ♕d5 30.♗g3 ♕c5
« Le pion e5 étant irrémédiablement voué à la perte, ils essayent de se sauver par des petits pièges, ici par exemple sa prise par les Blancs serait prématurée 31.Fxe5 ♖e8 32.f4 d3+ etc. » — Il est très intéressant de voir Alekhine juger une partie en partisan du jeu du Grand-Maître alors qu’un ordinateur évalue la position comme offrant des chances égales notamment après l’échange des Dames. Georges Bertola
31.♔g2! [31.♗xe5 ♖e8 32.f4 d3+] 31...h6 32.♖e2 ♖d8
« Avec l’idée 33.♗xe5 ♗xe5 34.♕xe5 ♕xe5 35.♖xe5 d3!! donnant de bonnes chances de nullité. »
33.f6!
« Le coup de grâce qui couronne une œuvre stratégique de premier ordre. Malgré leur défense ingénieuse, les Noirs ne pourront empêcher l’adversaire d’obtenir une fin techniquement gagnée. » 33.♗xe5 ♗xe5 34.♕xe5 ♕xe5 35.♖xe5 d3!!.
33...♗c7 34.fxg7 ♕d5
« L’échange des Dames est désormais la seule chance des Noirs, vu leur position comprimée de l’aile Roi. »
35.♗h4 ♕xe4+ 36.♖xe4 ♖d5 37.♗f6 d3 38.cxd3 ♖xd3 39.♖e3 ♖d4
« Il est évident que la fin sans Tour ne leur offrait pas l’ombre d’une chance. »
40.♔g3 ♖f4 41.♗xe5 ♗xe5 42.♖xe5 ♖b4 43.♖e3
« La voie la plus simple et certainement suffisante pour le gain. Mais plus fort était par contre 43.♖e7 ♖xb3+ 44.♔h4 ♖xb2 45.♔h5 ♔h7 46.g8♕+ ♔xg8 47.f4 ♖xh2+ 48.♔g6 ♔f8 49.♖xb7 ♖g2 50.g5 hxg5 51.f5 avec un gain facile. »
43...♔xg7 44.h4 a5 45.f4 b5 46.h5 a4 47.bxa4 bxa4
48.♖c3?
« Par contre cette diversion représente une perte importante de temps qui donne aux Noirs une chance de salut. Le gain était à obtenir par 48.g5 hxg5 49.fxg5 c5 50.♖e7+ ♔f8 51.♖a7 Ceci fut le seul moment de la partie où le manque de pratique sérieuse de Bernstein faillit lui arracher une victoire si bien méritée. »
48...♖xb2 49.♖xc6 a3 50.♖g6+ ♔h7 51.♖a6 ♖a2?
« Une erreur de jugement typique qui a du reste un précédent célèbre dans une partie du match Tarrasch-Chigorin (Saint- Pétersbourg 1893) dans laquelle ce dernier perdit un jeu de Tours facilement annulable par une manœuvre tout-à-fait analogue. Après le coup naturel 51...a2 les Blancs ne pouvaient gagner, par exemple 52.g5 hxg5 53.fxg5 ♖b3+ 54.♔f4 ♖b4+ 55.♔e3 ♖b5 nulle. »
52.g5 hxg5 53.fxg5 ♖a1 54.♖a7+ ♔g8
55.g6!
« Et non 55.h6 à cause de 55...a2 56.♔g2 (Les analyses du champion du Monde étaient parole d’évangile mais ici mon ami Fritz évaluait la position complètement gagnante pour les Blancs après 56.♔h2!! ♖b1 57.♖xa2 ♖b5 58.♖g2!
Illustrant un des principes de Tarrasch les plus importants des finales de Tours : « Les Tours doivent se tenir derrière les pions passés, derrière les pions adverses pour les arrêter, derrière les siens pour les appuyer dans leur progression. » Georges Bertola 58...♔h7 (58...♖b3 59.g6 ♖b4 60.♖g3!+-) 59.g6+ ♔g8 (59...♔xh6 60.g7+-) 60.♖g3 et le Roi blanc peut progresser 60...♖h5+ 61.♖h3+-) 56...♖b1 57.♖xa2 ♖b5 58.♖a8+ ♔h7 59.♖a7+ ♔h8 60.♖g7 et les Noirs donneraient un échec perpétuel grâce à la position de pat de leur Roi. »
55...a2 56.♔g2 ♖b1 57.♖xa2 ♖b5 58.♖a8+ ♔g7 59.♖a7+ ♔g8 60.♖h7
« Amenant une fin théoriquement gagnée. Le reste se passe donc de commentaires. »
60...♖g5+?
À nouveau mon ami Fritz contestait avec 60...♖b3! pour couper le Roi. Si les Blancs jouent 61.h6 (Apparemment les chances d’annuler existaient encore par exemple 61.♔f1 ♖f3+ 62.♔e2 ♖g3 63.♔f2 ♖h3 64.♔g2 ♖b3 etc.) 61...♖b6 62.♖g7+ ♔h8 et le Roi est pat et la Tour peut donner un échec perpétuel.
« Un avantage de deux pions garantit la victoire dans la plupart des cas. Mais il y a des positions de nullité, particulièrement si l’un des pions est un pion Tour soit "a" ou "h". » Smyslov et Levenfisch.
61.♔h3 ♖g1 62.♔h4 ♖g2 63.♖a7 ♖g1 64.♖a4 ♔g7 65.♖g4 ♖h1+ 66.♔g5 ♖h2 67.♖g1 ♖h3 68.♖a1 ♖g3+ 69.♔f4 ♖g2 70.♖a5 ♔h6 71.♖f5 ♖g1 72.♔e5 ♖g2 73.♖f8 ♔g7 74.♖f7+ ♔g8 75.♖b7 ♖e2+ 76.♔f6 ♖f2+ 77.♔g5 ♖f1 78.h6 1-0
La complexité de cette finale de Tours me rappela une finale récente entre Aronian et Duda Voir (Europe-Echecs N°715, p.62 analysée par Sylvain Ravot). Un domaine parfois si compliqué et subtil que même un Champion du Monde peut se tromper.
Voici une étude de Genrikh Kasparyan (1910–1995)
« Tout d’abord nous devons découvrir comment les Blancs peuvent améliorer leur position. Ils doivent transférer leur Tour passive sur h7 sur la 5e rangée. Mais la manœuvre ♖h7-♖a7-♖a5 est impossible à cause de la réplique noire …♖g5. La Tour noire, par contre, ne peut être que sur les colonnes « g » et « h » ». Smyslov et Levenfisch
Par contre, si trait aux Blancs, ils gagnent.
1.♔a2!! ♖h3 2.♔b2 ♖g3 3.♔c2 ♖h3 4.♔d2 ♖g3 5.♔e2 ♖h3 6.♔f2 +-
Une position de zugzwang ! La Tour ne peut quitter la 3e rangée sinon le Roi peut monter pour tenter de rejoindre la case « abri » h6.
Si les Blancs avaient débuté avec 1.♔b2, on obtient la même position avec la Tour sur g3 et les Noirs ont …♖h3! forçant le Roi à venir sur la colonne « g » et la Tour noire rejoint a3 sur l’aile-Dame et empêche à la fois de pousser le pion « h » et la Tour blanche de jouer à cause de …♖a5 et …♖g5+.