Keres – Dely, Kapfenberg 1970

Paul Keres | Photo Douglas Griffin https://twitter.com/dgriffinchess
Georges Bertola vous propose « Les grandes parties du passé », avec cette fois : Keres – Dely. En mai 1970, lors du 4e championnat d’Europe à Kapfenberg en Autriche, Keres réalise un score parfait au 8e échiquier avec 5 points sur 5 !

« Les échecs sont le jeu le plus intéressant de tous ceux qui existent. Les échecs sont compétition, rivalité, expression du caractère. Les échecs sont art, créativité, un choc entre deux personnalités. » Paul Keres

L’Estonien Paul Keres (1916-1975) était devenu officiellement le challenger d’Alekhine en remportant le tournoi de l’A.V.R.O. en 1938.

Keres était le plus jeune participant du tournoi et fut décrit dans la presse comme capable de jouer dans le style combinatoire du génial Paul Morphy (ce qui lui valut le surnom de Paul II) tout en étant un maître du jeu de position.

Un de mes vieux amis libraire, Gustave Bauer aujourd’hui disparu, m’avait laissé plusieurs documents sur ce tournoi. Il avait été frappé par l’aisance et la facilité avec laquelle le jeune Keres, âgé de 21 ans, débitait ses coups lors d’une simultanée. Elle avait eu lieu à Zürich le 29 septembre 1937. (+26 =6 -1) Keres impressionna un public venu nombreux par son jeu et le calme et la sûreté dont il faisait preuve devant chaque échiquier.

Beaucoup pressentaient qu’il avait l’étoffe d’un futur champion du monde, me confia-t-il. « Keres jouait en conservant une maîtrise incroyable, ce n’était pas comme Alekhine que j’avais pu observer quelques années plus tôt et qui était sans cesse en mouvement comme un lion dans l’arène. Alekhine un génial joueur, j’admirais son talent sans connaître alors sa manière de vivre. Un pauvre type du point de vue moral. » Gustave Bauer

Paul Keres en simultanée, 1937

« J’ai partagé le premier prix avec l’Américain Fine et obtenu le droit de défier Alekhine grâce à ma victoire contre mon plus proche poursuivant et mon meilleur Sonneborn-Berger. J’avais accompli un grand pas en avant dans la progression et la maturité de mon jeu pour parvenir sur la plus haute marche qu’un prétendant au titre mondial puisse atteindre. Tout cela m’avait couté une dépense d’énergie colossale, de tension physique et psychique. Mes espérances de pouvoir jouer ce match n’étaient malheureusement plus du domaine de la réalité car, après le tournoi, Alekhine avait fixé des conditions qui étaient inacceptables pour les organisateurs interrompant ainsi toutes tractations ultérieures. » Keres

Mikhail Botvinnik, 1938

Botvinnik témoigna alors qu’il n’avait obtenu que la 3e place :

« Lors de la cérémonie de clôture le champion du monde Alekhine se leva et, sur un ton de sergent-major, lut une déclaration en allemand où il rejetait les conditions des organisateurs et déclara qu’il jouerait contre tout Grand-Maître de renom qui pourrait réunir les fonds nécessaires pour le match. (10.000 dollars) »

Devenu citoyen soviétique après l’invasion et annexion de l’Estonie par l’URSS dès 1939, conséquence du pacte germano-soviétique, Keres participa pour la première fois au XIIe championnat de l’URSS puis en 1941 au championnat « absolu » de l’URSS et fut devancé par Botvinnik qui affirma ainsi sa position de figure de proue des échecs soviétiques.

Keres est bientôt de retour en Estonie et, dès juillet 1941, le pays est occupé par l’armée allemande. Keres participa à plusieurs tournois dans l’Allemagne nazie en compagnie du champion du monde Alekhine.

Voir mon article : https://www.europe-echecs.com/art/les-100-ans-de-keres-6362.html

Avec le retour de l’armée rouge en 1944, il est considéré comme un traître et devra sa survie grâce à ses qualités de joueur d’échecs pour être « réhabilité » et participer au championnat du monde de 1948.

Voir : https://www.europe-echecs.com/art/championnat-du-monde-1948-7290.html

Ce sera sa dernière opportunité pour conquérir le titre mais comme me l’a confirmé en 2018 le GM Olafsson, grand admirateur de Keres, et qui l’avait rencontré peu avant sa mort une dernière fois sur l’échiquier lors du tournoi de Tallin 1975 :

« J’ai écrit la préface du livre qui a été publié en Estonie longtemps après sa mort « Paul Keres Photographs and Games ». Je donne mon avis au sujet du championnat du monde de 1948 dans ce livre. Je peux vous dire que Keres m’avait confié qu’il avait été dissuadé au plus haut niveau de lutter pour s’emparer du titre en 1948 tout en servant les intérêts de l’Union soviétique. » GM Olafsson

« Paul Keres Photographs and Games »

Keres fera alors partie des joueurs de l’élite et en 1952 à Helsinki sa présence au premier échiquier de l’équipe soviétique pour la première participation de l’URRS aux Olympiades fut remarquée. Sa performance peu probante, à peine 50%, fut éclipsée par les interrogations au sujet du champion du monde Botvinnik qui brillait par son absence…

Dans le monde des échecs, Keres était perçu comme un véritable gentleman. Voici le portrait tiré par le GM Hort lors du championnat d’Europe à Oberhausen en 1961 :

« Dans ma mémoire Keres m’apparaissait comme tout droit sorti d’un journal de mode, parfaitement rasé, parfumé, vêtu d’un costume chic avec cravate et épingle à cravate. Son allemand était parfait. Il notait ses coups avec précision, d’une main ferme. Il s’est comporté comme un gentleman sans marteler sur la pendule comme un sourd alors que j’étais en zeitnot. » GM Hort 

En mai 1970, lors du 4e championnat d’Europe à Kapfenberg en Autriche, Keres est particulièrement en forme et réalise un score parfait au 8e échiquier avec 5 points sur 5 ! Il venait d’apporter une contribution décisive pour la victoire de l’URSS lors du match du siècle en obtenant le meilleur résultat de l’équipe soviétique face au « Reste du Monde ».

Cette partie l’oppose à Peter Dely (1934-2012) un maître international, champion de Hongrie en 1969, qui subit sa seule défaite dans le tournoi. Un triomphe pour l’URSS où seul manquait le champion du monde Spassky et l’ex-champion Botvinnik. Les Soviétiques remportèrent l’épreuve avec plus de 10 points d’avance sur la Hongrie et l’Allemagne de l’Est.

Peter Dely
Paul Keres

Keres,Paul - Dely,Peter, EU Team-ch04 Final Kapfenberg, 11.05.1970. Sicilienne [B36] [Commentaires par Georges Bertola, Paul Keres, Peter Heine Nielsen, John Nunn]

1.e4 c5 2.f3 c6 3.d4 cxd4 4.xd4 g6 5.c4

Ce coup caractérise l’étau Maroczy exercé sur d5.

5...f6 6.c3 xd4

La suite de Gourguenidze qui a pour but d’attirer la Dame au centre afin de lui  faire perdre du temps et de permettre un contre-jeu rapide par …Fe6 et …Tc8. Sylvain Zinser

Pourtant c’est une légère imprécision car cela donne aux blancs quelques options supplémentaires. Plus important, les blancs n’ont pas besoin de décider s’ils veulent jouer « Fe2 ou « f3 » et peuvent attendre pour développer le Fou de cases blanches sur la case idéale d3. GM Nielsen

7.xd4 d6 8.e2

Le seul moyen de tirer avantage de l’ordre de coups des noirs est 8.g5! g7 9.d2 0-0 10.d3 e6 11.c1 a5 12.0-0 fc8 13.b3 a6 14.fe1 f8! avec l’intention de jouer 15…b5 sans permettre « Cd5 » 15.a4! += GM Peter Heine Nielsen

Très populaire à l’époque 8.c5 g7 9.b5+ d7 10.cxd6 xb5 11.xb5 0-0 12.0-0 a6 13.dxe7 xe7 14.c3 fe8 15.e1 ad8 Ciocaltea-Parma (Athènes 1968) 16.c4 = GM Peter Heine Nielsen

8...g7 9.d2

Keres utilise un ordre de coups peu usuel rarement joué de nos jours. La variante la plus populaire est 9.g5 0-0 10.d2 qui permet de développer le Fou dans une position très active sur la diagonale c1-h6. L’idée du coup de la partie est de s’opposer à l’arrivée de la Dame sur a5 tout en se réservant une option de roquer du grand côté.

9...0-0 10.e3

Une position qu’affectionnait Keres qui refuse toujours d’indiquer l’adresse du Roi.

10...d7?!

Douteux selon Keres car retirer le Cavalier de la défense de l’aile Roi va faciliter l’attaque sur cette l’aile. Préférable 10...d7 11.0-0 a6! (Keres).(Une partie Keres-Lengyel (Tallin 1975) se poursuivit avec 11...b6 12.ab1 (12.xb6!? axb6 13.a4 Keres) 12...xe3 13.xe3 fc8 14.fc1 a6?! (14...c6 14…Fc6 pour retirer le cavalier sur d7 Keres.) 15.f3 e6 16.b3 f8 17.a4 a5 (17...d7! Keres) 18.d5 avec une position dominante sans contre-jeu pour les noirs après 18...d7 19.d1 xd5 (19...f5!? Keres 20.c5! xc5 21.b6) 20.cxd5 c3 21.b5 c5 22.dc1 b4 23.g4 f6 24.h4 avec net avantage positionnel blanc.).

Voici un 2e exemple tiré de la pratique de Keres 10...e6 11.0-0 b6 12.b3 xe3 13.xe3 fc8 (13...g4!?; 13...d7 14.ac1 c5 += MI Greet) 14.ac1 a6 15.f3 d7? (15...d7 Keres) 16.f4! avec avantage après 16...f5?! 17.exf5 gxf5 18.f3 c7 1-0 (39) Keres,P-Hug,W Petropolis 1973 19.d5 (19.d5 f7 20.xe6+ xe6 21.d5 c6 22.ce1 f7 23.xe7 xe7 24.d4+ avec avantage matériel selon Keres, pas clair après 24...f7 25.xg7 b5!) 19...xd5 20.xd5+ et les blancs ont la paire de Fous et la meilleure structure.

11.h4! Une position critique !

Après 11.h4!

11...f5!?

Conforme au principe qu’une attaque de flanc doit être contrée par une réaction au centre. Keres a proposé 11...h6 12.h5 g5 pour tenter de fermer la position sur l’aile Roi mais 13.f4!? permet de maintenir l’initiative, si 13...gxf4 14.xf4 e5 15.0-0 += car 15...b6+ 16.h1 xb2? 17.fb1 a3 18.d5 +- avec la menace « Tb3-g3 ».

Intéressant est peut-être 11...h5 pour ralentir l’initiative sur l’aile Roi car 12.g4 hxg4 13.h5 e5 14.d5 e6 15.h6 f6 et les noirs ne semblent pas vraiment en danger.

12.exf5 gxf5

Si 12...xf5 13.h5! et l’affaiblissement du roque noir se poursuit.

13.d5 e5?!

Positionnellement faible. En avançant le pion "e", les noirs sécurisent définitivement la position du Cavalier d5 et ferment la diagonale du Fou g7. Il fallait poursuivre avec 13...e5 14.f4 (14.h5!? qui menace 15.h6 semble très dangereux. Georges Bertola) 14...e6 15.fxe5 exd5 16.exd6 xd6 17.0-0-0 avec une position à double tranchant. GM John Nunn

Aventureux est 13...xb2!? 14.xe7+ h8 15.b1 jugé décisif par Egon Varnusz. Ce n’est pas aussi clair après 15...e5 16.xc8 xc8 17.xb7 c5 18.xa7?! b6 et l’activité des pièces noires devient dangereuse avec des compensations pour les 2 pions sacrifiés.

14.a3

La Dame pointe immédiatement la nouvelle faiblesse d6 !

14...c5

L’autre possibilité était 14...f6 15.g5 e6 16.0-0-0 clairement avantageuse pour les blancs selon Keres, pas vraiment clair après (16.d1! GM John Nunn) 16...xd5 17.xd5 c7 18.xf6 (18.xd6 e4 19.e6) 18...xf6 19.hd1 b6 selon GM John Nunn. Pourtant 20.c5!? dxc5 21.c4 h8 22.xc5 semble apporter du crédit au jugement de Keres.

15.g5 d7 16.0-0-0

Il était très imprudent de gagner la qualité après 16.b6 axb6 17.xa8 f4 18.h5 sinon le Fou g5 est perdu 18...h6 19.h4 a6 et les noirs ont emprisonné la Dame avec un dangereux contre-jeu. GM John Nunn

16...e4?!

À considérer 16...b6!? suivi de 17...Fb7 car l’aile Dame maintenant va rester sous-développée.

17.e3?!

Ceci conduit à des complications obscures. Les blancs ont une position prometteuse, donc il devrait être possible de trouver un plan qui n’implique pas de risques excessifs. Ici 17.f3! est correct. GM John Nunn 17...f2 (17...xg5 18.hxg5 d8 19.f4 exf4 20.h3+-) 18.e7+ h8 19.xd6 xh1 20.xd7 xd7 21.d6 g3 22.d3 c6 23.h6+-

17...h6!?

Oblige les blancs à prendre une décision pour entrer dans des complications tactiques incroyables.

Après 16...h6!?

18.g4!

Implique un brillant sacrifice de pièce ! Si 18.xh6 xf2!? avec des ressources suffisantes pour les noirs selon Keres, pourtant il faut encore le démontrer après 19.g5! h7 (19...xh1 20.e7+) 20.b6!! xh6 (20...axb6? 21.xd6) 21.xd7 xd7 22.xh6+ xh6 23.xd6+ g7 24.xd7+ et les blancs sont sur le chemin de la victoire.

18...hxg5 19.hxg5

Pour la pièce, les blancs ont un pion et l’ouverture de la colonne h. De plus, ils menacent 20.gxf5!.

19...d8

Si 19...f7? 20.g6 d7 21.c5! xc5 22.c4 e6 23.h3 e8 24.gxf5 et la position noire s’écroule. GM John Nunn

20.h5

Après 20.♖h5

Les blancs doivent prendre le temps de défendre le pion g5 mais en même temps ils se préparent à doubler les Tours sur la colonne h. Tout ceci semble atrocement lent, puisque les blancs n’ont pas de menaces mortelles, mais la défense est loin d’être facile. GM John Nunn

20...c5

Fautif selon Nunn car le Cavalier s’éloigne de l’aile Roi et augmente les problèmes défensifs. Il préfère 20...e6 21.gxf5 xf5 22.d3 c5 23.xf5 xf5 mais 24.dh1! avec l’idée de tripler les pièces lourdes sur la colonne h apporte un avantage décisif, par exemple 24...a5 25.h3 xg5 26.h4! et il faut parer la menace 27.f4!, une attaque rendue possible à cause de la faiblesse du Roi noir et de la Tour a8 complètement hors-jeu. (26.h8+!? xh8 27.xh8+ f7 28.h7+ e8 29.f4+-)

21.dh1 fxg4

Le seul moyen d’empêcher 22.Dh3!.

22.b4

Après 22.b4

Le coup de la partie est une petite surprise, pousser un pion sur l’aile Dame alors qu’une furieuse attaque a lieu sur l’aile Roi. Toutefois, le Cavalier n’a pas de bonnes cases. Le choix se résume à rendre la pièce, éloigner davantage le Cavalier complètement hors-jeu ou le retirer sur e6 ou d7, bloquant la diagonale du Fou et en permettant 23.De4. GM John Nunn

Prématuré 22.g6? f4 23.xf4 exf4 24.xf4 e7 et les noirs se défendent. GM Keres.

22...a4?

Keres a proposé 22...f5 23.bxc5 c8 comme la meilleure défense mais il sous-estime la puissance de l’attaque après 24.d3! et le contrôle de la diagonale ne peut plus être contesté après 24...e4 sinon 25.g6 25.xe4 e8 26.g6! avec la menace 27.Th8!.

23.c5! e6

Si 23...dxc5 24.g6! xd5 25.h8+!+-

24.g6!

Superbe, permet de  boucler le réseau de mat !

24...xd5 25.h8+ 25.h8+ 1-0 Sans attendre 25...xh8 26.xh8+ g7 27.h6+ et malgré le fait que les noirs ont deux pièces de plus (la Tour a8 et le Cavalier a4), ils sont sans défense après 27...f6 28.g7+. Une attaque exemplaire sur l’aile Roi !

Après 25.♖h8+ 1-0

Botvinnik, son plus grand rival, rendit un hommage appuyé à Keres dans son livre « Botvinnik’s Complete Games and Selected Writings » vol.1

« Je dois être reconnaissant envers Paul. Sans lui, durant la période 1938-1948, je n’aurais pas pu progresser aussi loin dans le domaine des échecs. En 1938 lors du tournoi de l’A.V.R.O. et en 1940 lors du championnat soviétique, Paul était supérieur à moi. Un travail préparatoire intensif m’a permis de surpasser Keres l’année suivante. Un travail encore plus intensif m’a donné l’avantage dans le championnat du monde de 1948. Oui, pour surpasser Keres, il fallait en faire beaucoup, il était un joueur brillant. Exceptionnellement précis dans le calcul des variantes, une compréhension positionnelle subtile, une vision combinatoire et maîtrise dans l’attaque et une profonde érudition, ce sont ses vertus échiquéennes. Ses qualités humaines méritent aussi le respect. » Mikhail Botvinnik

Paul Keres | Photo Douglas Griffin https://twitter.com/dgriffinchess

Georges Bertola

Je tiens à remercier Gérard Demuydt pour la mise en ligne de mes articles.

La partie Keres,Paul - Dely,Peter, EU Team-ch04 Final Kapfenberg, 11.05.1970.

Publié le , Mis à jour le

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Les réactions (3)

  • Cajunmaster

    Merci, Georges. Plus intéressants personnages qu'AlphaZero ! Dommage qu'il ne nous reste plus aujourd'hui que le passé et les bullets sur internet...

  • Azimut

    Rendez nous cette époque bénie !
    Merci Georges, super comme d'hab !

  • patbru54

    Super !
    Merci