Le haut niveau jeune (2)

Lettre ouverte de Jean-Baptiste Mullon suite à la mise en cause de la politique jeunes.

La lettre ouverte de Jean-Baptiste Mullon suite aux critiques sur la politique de Haut-niveau chez les Jeunes

«J’aime l’idée que l’on bâtisse un secteur pierre à pierre, et non avec les rêves de la grenouille qui voulut devenir bœuf.»

Jean-Baptiste Mullon

La direction technique nationale de la FFE m’a confié à l’orée de 2010 la mission d’être le chef des équipes de France des jeunes lorsqu’elles sont en déplacement. Un poste que l’on appelle chef de délégation. A ce titre, je ne suis pas à proprement parler décideur de la politique « jeunes » de haut-niveau. Mais au-delà de ma principale mission d’intendance, j’ai au fur et à mesure étendu mes compétences : je suis devenu un « conseil » pour la FFE, et un coordinateur technique pour le staff fédéral qui travaille lors des championnats internationaux. A ce titre, je tiens à réagir aux articles rédigés par l’équipe de Diego Salazar. En dépit d’un effort louable pour essayer de traiter le sujet, il me semble nécessaire de rectifier de nombreux points et de les développer.

Pour parler d’une chute libre dans les résultats, l’équipe de Diego Salazar a eu recours à beaucoup de chiffres. J’ai été choqué dans un premier temps de lire que la France aurait compté 12 médailles de 2005 à 2009, et 0 depuis lors. En maniant tantôt les chiffres cumulant championnats d’Europe et championnats du monde, tantôt les seuls championnats du Monde, en comparant cinq saisons à trois, on parvient en effet à ce résultat…

J’ai fait mes propres recherches pour confirmer mes souvenirs, et j’en ressors trois tableaux importants :

Le premier tableau concerne les places des français(es) dans les 10 premières places de 2005 à 2012

TOP 10
  MONDE EUROPE
2012 3 4
2011 0 Brésil 2
2010 1 5
2009 2 4
2008 2 4
2007 2 4
2006 non participation 3
2005 2 5

Il faut remarquer qu’en 2012, la France obtient son meilleur total (à égalité avec 2005) de joueurs placés dans le TOP 10 (championnat d’Europe et Championnat du Monde additionnés). A titre personnel, et pour notre équipe d’encadrement, c’est une vraie satisfaction qui récompense un travail persévérant, et qui trouve tout son sens si l’on considère que la FFE écoute nos synthèses et nos conseils afin que tout s’améliore un peu chaque année. Particulièrement, la réorganisation d’un stage sous nouvelles conditions, la stabilité de l’équipe d’encadrement, et des règles de vie strictes et acceptées par tous pendant les compétitions.

Le second tableau concerne le nombre de médailles obtenues lors des mêmes championnats :

Médailles
  MONDE EUROPE
2012 0 1
2011 0 0
2010 0 2
2009 1 (Lagarde) 4
2008 0 1
2007 1 (Edouard) 4
2006 0 1
2005 1 (Vachier) 1

Le deuxième tableau montre en premier lieu des résultats extraordinaires lors des championnats d’Europe de 2007 et de 2009. Qualité de l’opposition ? Réussite ? Qualité générationnelle des joueurs sélectionnés ? Symbiose entraineurs-entrainés ? Difficile de dire lequel de ces derniers critères a joué un rôle déterminant dans ces résultats spectaculaires.

Le reste du tableau montre une certaine régularité dans le nombre de médailles obtenues, même si l’on peut regretter que depuis trois ans, aucun français ou aucune française n’ait eu le petit plus pour obtenir une médaille aux championnats du Monde.

A titre d’exemple, quiconque aura suivi le déroulement de ces championnats saura que pour Bilel Bellahcene, la médaille s’est injustement échappée dans les dernières secondes de la compétition, et ce, deux ans de suite…

Il n’est pas question de minimiser la responsabilité de l’équipe d’encadrement dans le domaine technique, psychologique, pour ce dernier exemple, et pour ceux qui lui ressemblent. Mais il est tout à fait inepte de se baser sur ces chiffres pour justifier d’une chute aussi régulière que vertigineuse des résultats, qui est tout simplement un mensonge.

Le troisième fait un petit récapitulatif des résultats des pays européens (Europe des 27 + pays de l’ex Yougoslavie) aux derniers championnats du Monde.

Maribor 2012: Résultats européens    
France 3 TOP 10 (5ème, 7ème, 8ème) 19 participants
Allemagne 3 TOP 10 (1 6ème, 2 8ème) 40 participants
Pays Bas 2 TOP 10 (1 2ème, 1 6ème) 5 participants
Espagne 2 TOP 10 (1 9ème, 1 10 ème) 8 participants
Angleterre 2 TOP 10 (1 5ème, 1 8ème) 34 participants
Italie 1 TOP 10 (1 6ème) 24 participants
Estonie 1 TOP 10 (5ème) 10 participants
Bulgarie 1 TOP 10 (5ème) 18 participants
Roumanie 2 TOP 10 (1 5ème, 1 9ème) 20 participants
Turquie 1 TOP 10 (2ème) 32 participants
Slovaquie 1 TOP 10 (1 8ème) 16 participants
Hongrie 4 TOP 10 (1 3ème, 1 5ème,1 6ème, 1 10 ème) 24 participants
Serbie 1 TOP 10 (1 6ème) 18 participants
Pologne 3 TOP 10 (1 1er, 1 4ème, 1 7eme 27 participants

Les autres pays n’ont placé aucun représentant dans les 10 premiers.

La place de la France par rapport à ses voisins est beaucoup évoquée dans les articles. Il est vrai que c’est un indice intéressant pour estimer si la France s’en sort mieux ou moins bien dans le contexte économique que chacun connaît. Ce tableau répond très positivement à la question, et montre qu’à Maribor, la France fût tout simplement l’une des trois premières nations européennes !

Mais il ne montre pas que la France joue dans la « deuxième division » mondiale, loin derrière la Chine, les USA, l’Inde, la Russie. Il est tout simplement impossible, avec nos moyens, de lutter contre ces pays dans un classement « par équipe ». A titre informatif, les meilleures chances de TOP 10 des USA dans les grandes catégories sont suivies pour la plupart par un GMI sur place, et un GMI aux USA. Tout cela pendant le tournoi, et de manière quasi exclusive. La razzia de ces mêmes Etats-Unis dans les petites catégories, quant à elle, vient d’une politique de développement de la masse considérable ces dernières années. La Chine, comme d’autres pays, est quant à elle l’un de ces pays qui favorise l’élite en y mettant les moyens humains et financiers que l’on connaît (détection, sélection, et entrainement exclusif des plus forts). Cette donnée dans le monde du sport n’est pas propre aux échecs.

A présent que les chiffres permettront à chacun de se faire une véritable opinion à la lecture de ces tableaux, je voudrais rebondir sur les propositions faites à l’occasion de ces élections dans le secteur Jeunes. Chacun peut lire celles de l’équipe Salazar, j’ai eu la curiosité de lire celles de l’équipe Battesti rédigées à l’occasion du Dico de campagne, qu’on a bien voulu me soumettre.

En dépit de mes affinités avec l’équipe de Leo Battesti, je n’avais pas souhaité participer politiquement aux élections fédérales de 2013, considérant que la mission que je souhaitais poursuivre ne nécessitait pas un investissement politique. Au vu des derniers développements, je me sens autorisé à trancher, sans regrets, et à donner un avis pour la campagne.

L’équipe de Diego Salazar tire à boulets rouges sur la FFE pour son absence de politique dans ce domaine. Même si l’emploi malhonnête de chiffres pour arriver à une conclusion fausse me hérisse le poil, je dois admettre qu’il y a encore beaucoup de chantiers qui demanderont à la future équipe un investissement bien plus important que celui de l’équipe qui fut en place ces quatre dernières années. Pour autant, soyons clair : recenser méthodiquement les moindres doléances exprimées par des mécontents (à tort ou à raison), les mettre bout à bout, et nommer cela une politique jeunes, c'est une plaisanterie électorale qui n’échappera à personne.

Préalablement, je pense devoir rappeler un point important. Sans moyens financiers revus à la hausse, on peut passer des nuits à faire des projets, à offrir des entraînements à l’année aux médaillés, à sélectionner deux fois plus de jeunes, voire à racheter le centre de Clairefontaine, cela ne servira à rien. Il faut savoir raison garder et améliorer ce qui peut l’être sans gagner à l’EuroMillion.

  • De l’augmentation du nombre de qualifiés/sélectionnés : je considère pour ma part que l’équipe de France des jeunes doit rester un groupe d’élite. Nos plus grands talents souffrent parfois d’une sorte de routine des grands championnats qui les prive d’un dépassement de soi total, il est inutile d’en rajouter en ouvrant largement l’équipe de France. Pour autant, j’ai constaté que lorsqu’un jeune joueur découvre le niveau d’exigence d’un championnat international, sa vie de joueur d’échecs change, et il prend, avec son entourage, la pleine mesure du niveau d’entrainement nécessaire.

Dans ce but, j’ai proposé que dès 2013, à Saint-Paul-les Trois châteaux, la FFE autorise aux places 2-5 des catégories poussin(e)s et pupille(tte)s le droit de participer au championnat d’Europe (cette ouverture partielle est la politique de la fédération russe). Les frais restant à la charge de l’entourage des jeunes, mais l’entraînement étant à la charge de la FFE (en les invitant avec l’équipe de France des jeunes aux stages et en mettant à disposition un entraîneur fédéral pendant la compétition). Cette proposition a été acceptée par l’équipe de Léo Battesti.

C’est à cet âge qu’un jeune est le plus à même de connaître et de réaliser un vrai tournant dans son entraînement.

Après une période d’essai, en jugeant de l’organisation de cette mesure et de ses conséquences sur l’élévation du niveau français, il sera bien temps de réfléchir à l’ouverture de cette mesure pour les autres catégories.

Avec cette ouverture mesurée, l’équipe de France restera un vecteur de progression, un groupe à taille humaine et un rêve à atteindre pour tous les jeunes.

Il est d’ailleurs amusant de voir qu’avec l’argument contraire à celui de l’équipe de France Jeunes qu’elle voit comme un terrain pour s’aguerrir, l’équipe de Diego Salazar envisage de restreindre considérablement le nombre de participants aux championnats de France des jeunes pour en faire un championnat d’élite, alors que cet évènement est irréprochable, d’un très bon niveau moyen, que beaucoup de jeunes ne connaissent pas à cause de la difficulté des qualifications de Ligue ! Je connais des commissions Jeunes régionales qui apprécieront le projet !

  • De l’absence de la France dans les autres compétitions internationales :

Il est bien évident que la non-participation de la France au championnat de l’Union européenne, aux Olympiades jeunes, aux Cup avec les anglo-saxons est un vrai manque pour les joueurs qui, notamment, n’ont pas souvent accès aux championnats internationaux.

Pour cela, il faut des moyens, et de la volonté. J’ai bon espoir qu’au début d’un nouveau mandat, la Commission Jeunes sera cette commission qui doit être force de proposition et réalisatrice de projets, ce qu’elle n’est plus depuis longtemps. Mais les deux équipes ont ce projet, soyons donc confiant. La proposition d’aider et d’inciter les ligues à organiser des rencontres internationales (comme c’est le cas en Ile de France, en Corse, ou en Alsace pour ce que je sais) est une excellente proposition.

  • Des méthodes de sélection et de désignation pour les bourses :

Dès lors que l’on doit faire un choix, on prend le risque de décevoir et même de se tromper. C’est le principe de la sélection. Je trouve exaspérant que l’on prétende pour contenter les déçus que le sélectionneur national choisit « au hasard » (présent à tous les championnats de France, lecteur assidu de tous les rapports et comptes rendus réalisés par chaque membre de l’encadrement fédéral après chaque tournoi, joueur d’échec de haut niveau, ce salarié de la FFE doit être bien surpris de cette estimation !), tout comme je trouve exaspérant que l’on martèle dans la tête des jeunes qu’ils n’ont pas été sélectionnés au mieux par incompétence, plus surement par malhonnêteté. Au lieu de travailler plus pour parvenir à leurs fins, les jeunes qui ont été trompés par ce genre de discours arrêteront tout simplement l’entraînement de haut-niveau à cause d’un dégoût bien légitime.

La véritable question est la suivante : faut-il oui ou non qualifier ou sélectionner ? Cette question a d’ailleurs été soulevée par Alicia Duffaud à la dernière AG. J’ai pris part au débat en donnant mon avis, partagé, mais où étaient ceux qui ont aujourd’hui des arguments ?

Avec le projet réaliste de réserver les participations aux qualifiés, à une petite part de sélectionnés évincés aux championnats de France (ou autorisés à se surclasser), et à une petite part d’autorisés, la formule n’est pas mauvaise. Mais elle est ouverte à débat !

La question de l’attribution de l’entrainement fédéral peut-être soumis au même débat.

Derrière cet étonnant acronyme, l’équipe de Diego Salazar a proposé un programme tout aussi étonnant concernant l’équipe de France des jeunes.

Dans les objectifs de cette PEI se mêlent des objectifs qui n’en sont pas :

  • « Culture de l’étude du jeu d’échecs » ? Les jeunes de l’équipe de France, pour la plupart issus de clubs formateurs performants n’ont-ils jamais découvert ce concept ?

  • « Faire découvrir une approche professionnelle des championnats et développer la culture de la gagne ». Le staff fédéral est depuis quelques temps une équipe jeune mais expérimentée aussi bien en sélection qu’en club, qui est sur la même longueur d’onde pour hisser les jeunes à leur maximum, en mettant tous les atouts de leurs côté. Cet objectif est tellement évident qu’il n’est pas excessif de penser qu’on reproche au staff d’être d’une incompétence rare pour l’ignorer…

  • Viser 50% des points pour tous les participants : C’est pratiquement toujours le cas des français, à une ou deux exceptions près, en cas de totale méforme. Techniquement, ce n’est pas un objectif, c’est un fait qui existe.

Concernant la médaille à chaque championnat, il faut mal connaître le sport de haut-niveau pour ne pas savoir que la différence entre un top 10 et un top 3 se joue parfois à rien, y compris à des critères très difficilement mesurables. Mais admettons que cet objectif est quasi réaliste.

Et des objectifs dont on peine à croire qu’ils puissent être formulés sans la moindre annonce de financement :

Création d’une école française d’échecs, mise à disposition annuelle d’un entraineur et d’une logistique pour chaque médaillé, huit stages annuels (deux fois quatre zones) pour commencer, un doublement de l’effectif en équipe de France Jeunes, un stage national intensif d’une semaine, des préparateurs mentaux, des préparateurs physiques, la création d’un pôle espoir pour les non-sélectionnés, la création d’un pôle de formation de haut-niveau, des entraîneurs salariés par la fédération, des détecteurs départementaux, des entraineurs de ligue.

L’équipe de Diego Salazar multiplie le budget jeunes par 100 mais a tout de même l’humour de conclure son article par un laconique : « du pain sur la planche ! »

Il y aurait tant à dire et tant à faire ... Je concluerai ce texte en réaffirmant que la situation du haut-niveau chez les jeunes, si elle est loin de l’état catastrophique qu’on essaye de nous présenter sur le site de la liste Salazar, peut être largement améliorée, et qu’elle le sera avec des réformes réalisées avec raison et de manière réfléchie, avec une hausse des moyens et une volonté politique accrue. J’espère que vous lirez les propositions faites par l’équipe de Leo Battesti avec intérêt, mais je dois vous prévenir, cela vous paraîtra plus fade, et un tantinet plus réaliste.

« J’aime l’idée que l’on bâtisse un secteur pierre à pierre, et non avec les rêves de la grenouille qui voulut devenir bœuf. »


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Les réactions (1)

  • ins200440

    "Le rugby féminin, c'est ni du rugby ni féminin" disait M. Liévremont.
    Et bien, le haut-niveau jeunes, ce n'est ni du haut-niveau, ni pour les jeunes.
    1) Hors exceptions, dûments gavées comme des oies, les jeunes sont très loin d'avoir le niveau des adultes. Leur faire croire, à eux et à leurs parents, le contraire n'a qu'un seul effet : faire tourner le commerce des cours particuliers et ouvrages de toutes sortes, quitte à broyer des gosses au passage.
    2) Tout ce cirque crée frustrations, désillusions et pressions inadmissibles sur des gamins. On constate les mêmes travers qu'en gym il y a quelques décennies : "pré-contrats" (une place en équipe 1 contre des cours, des faux-frais... quitte à sacrifier les joueurs locaux), mômes de 6 ans envoyés à l'autre bout du monde jouer des "championnats internationaux", changements de nationalité pour contourner les règles de sélection... A quand la dope ?
    Ecoeurant tableau, loin de l'image officielle de "sport éducatif".